Publié le 18 décembre 2024 |
0Au diable la techno ?
Une info pour le moins inattendue s’est glissée dans le rapport de la grande consultation des agriculteurs menée par The Shift Project. S’y exprime une méfiance (défiance ?) assez forte à l’endroit de la voie technologique pour tenter de surmonter le défi du changement climatique. Paradoxe nouveau dans une profession qui a enchaîné les révolutions techniques depuis qu’elle existe. On met les mains dans le cambouis ? C’est le fil du mercredi…
Rédaction et photo par Yann Kerveno
On aura beaucoup parlé du Shift Project dans le monde agricole ces derniers temps, mais il y a de quoi parce que la somme proposée sur la base d’entretiens qualitatifs et d’une étude ayant recueilli 7 800 réponses (synthèse de travaux épars menés par les chercheurs que personne n’avait faite jusqu’ici ?) ouvre pas mal de pistes et pose tout autant de questions. Plus que la grille de solutions proposée voici trois semaines, c’est bien dans la vaste consultation menée en amont qu’il faut fouiller pour comprendre les ressorts à l’œuvre dans l’actualité agricole, en particulier quand les tracteurs sont dehors. Parce que les questions posées, les thèmes abordés, dressent en creux le portrait que les agriculteurs dessinent de l’agriculture. Et la première des surprises, pour qui n’est pas observateur du monde agricole, c’est que la transition écologique est bien une préoccupation quotidienne dans la grande majorité des exploitations. Ce qui n’est pas une surprise par contre, c’est que la question du prix est le frein principal aux évolutions. Pour résumer, si les prix payés étaient meilleurs, la prise de risque inhérente aux changements de pratiques serait plus facilement assumée. Parce qu’une grande majorité des agriculteurs sont conscients de l’ampleur des problèmes qui les accablent ou les guettent. Voilà pour les grandes lignes.
De quoi s’étonner
Il y a toutefois quelques informations qui ne manquent pas d’étonner. Ainsi, le moindre intérêt (en rapport avec les autres leviers avancés page 22) porté à l’agroforesterie. Plus étonnant encore, la défiance face aux solutions technologiques, on parle ici de robotisation, digitalisation et recours aux techniques d’édition génomiques pour produire des plantes plus adaptées aux conditions qui sont les nôtres (c’est page 26). On y apprend notamment que plus d’un tiers (38 %) des agriculteurs interrogés ne souhaite pas adopter l’agriculture de précision ou la robotique, quand bien même celle-ci serait rentable. 12 % des sondés n’ayant aucune idée sur la question, il reste 11 % qui ont déjà adopté ce type de techno sur leurs exploitations et 39 % qui aimeraient le faire. Plus important est encore le clivage sur les nouvelles techniques d’édition génomique (NBT in english). Ils sont 34 % à ne pas avoir d’avis, 35 % à ne pas vouloir s’en saisir et 29 % prêts à se laisser tenter. De quoi interroger dans une profession qui s’est adaptée, depuis des centaines d’années, par des sauts technologiques (sélection, mécanisation, engrais de synthèse…).
Clivages forts
Plusieurs hypothèses peuvent tenter d’expliquer cette désaffection. Faut-il ainsi voir l’effet du rejet, par la société dans son ensemble, de l’agriculture moderne qu’elle assimile par un raccourci rapide à l’industrie ? Faut-il y lire une défiance propre au monde agricole face au technosolutionnisme qui les a pour partie enfermés depuis des décennies dans des systèmes propriétaires ? Faut-il y déceler une simple segmentation générationnelle ? Difficile à dire sur la foi de cette enquête. On notera toutefois (page 43) que les plus jeunes (18-40 ans) sont les plus enclins à verser dans l’agri de précision quand les plus anciens (60 ans et plus) sont plus nombreux à la rejeter. C’est moins clivé pour les NBT, c’est la tranche des 50 à 60 ans qui est le plus attirée par ces solutions quand les 30-40 sont, avec les plus de 60, les plus prompts à les repousser. Je vous vois d’ici vous gratter la tête, il faut vraiment plonger dans ce document et y passer un moment pour comprendre, si besoin était, que les tensions sont vives dans le métier et les incertitudes majeures. Ce n’est pas l’objet de ce papier mais les résultats sont aussi très genrés et mettent en évidence un clivage très important dans les appréhensions des risques.
Qu’est ce qu’il se passe ?
Alors que se passe-t-il ? Regardons du côté des études parce que tout n’est pas si simple, ni mathématique. Bref, cela ne se résume pas à un simple calcul économique. Dans une étude toute récente (2023 – Technological fore casting and social change), des chercheurs ont dressé les différents facteurs qui conditionnent l’acceptation ou non de nouvelles technos dans le monde agricole. Leurs conclusions ? Que les facteurs qui facilitent l’acceptation sont essentiellement l’accroissement attendu de la productivité et l’accès à l’information quand, de l’autre côté, le besoin d’infrastructures, la complexité des technologies sont des repoussoirs sévères. C’est effectivement une pierre dans le jardin des robots et de la digitalisation ! Cette approche est connue depuis longtemps. Il y a 20 ans, une autre étude menée en Nouvelle-Zélande, sur l’adoption des robots de traite, montrait que l’acceptation était d’autant facilitée que l’investissement nécessaire était réduit et le gain de productivité rapide et important et l’ensemble facile à utiliser. Ce qui pourrait être le cas avec les NBT ?
Hédonisme
L’équation peut même se calculer en combinant deux indicateurs, perceveid usefulness (PU – utilité directement perçue) et perceived ease of use (PEOU perception de la facilité d’utilisation). Une étude également fort intéressante menée en Irlande tend à montrer toutefois que le PU reste le facteur principal d’adoption, et que sa prépondérance est corrélée à la taille de l’exploitation. Une autre étude toute récente, menée en Chine où la question de la modernisation se pose avec acuité, montre que si l’âge n’influe que peu, les années de pratiques de l’agriculture, la longueur de la carrière, a un impact important sur les attentes… Mais qu’il ne faut pas non plus ignorer ce que les auteurs appellent la dimension hédonique, qui n’a pour le coup rien à voir avec la rationalité, mais bien avec la satisfaction et le plaisir à employer une technologie nouvelle. Cette étude souligne aussi l’influence que peut avoir l’entourage proche, personnel ou professionnel de l’agriculteur dans l’acceptation ou non…
Les yeux dans les yeux
Enfin, il ne faudrait pas sous-estimer le regard de la société, les agriculteurs en font partie. À cet égard, une étude allemande récente met en lumière toutes les subtilités à prendre en compte. Pour faire (très) simple, les auteurs concluent que l’acceptation par le grand public des nouvelles technologies agricoles liées à la robotisation ou la digitalisation est intimement liée à la perception et à la confiance que la société a dans le monde agricole. Or cette confiance fut largement écornée ces dernières décennies par les différents scandales sanitaires qui ont secoué les médias (des hormones à la vache folle, entre autres). Ils notent également que fournir des informations objectives ne suffit pas à lever les réticences et qu’en la matière, les discussions directes avec les agriculteurs sont bien plus convaincantes. Au moins sur certaines questions (bien-être des animaux en particulier).
De quoi esquisser quelques éléments de compréhension de cette défiance face aux solutions technologiques ? Cela mérite qu’on s’y penche un peu plus non ? Sesame l’avait déjà un peu fait, c’était dans le numéro du printemps dernier avec un dossier sur la robotique agricole vs autoconstruction de matériels.
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