Arracher la vigne, et après ?
Dans le sud-ouest, les ceps s’arrachent à tour de bras. Mais que faire des parcelles mises à nu ? Ici et là, on teste de nouvelles cultures, avec plus ou moins de bonheur. Revue de détail.
Un reportage de Stéphane Thépot, journaliste, pour le 17ème numéro de la revue Sesame (mai 2025)
« 5 000 euros l’hectare en appellation côtes-de-Bourg, c’est un prix défiant toute concurrence » Raymond Rodriguez
Aussitôt achetée, aussitôt arrachée. La vigne qui jouxtait l’école du village girondin de Gauriac a disparu du paysage depuis avril 2024. Le maire, Raymond Rodriguez (PCF), voulait établir une « zone tampon » face aux épandages de produits phytosanitaires. « 5 000 euros l’hectare en appellation côtes-de-Bourg, c’est un prix défiant toute concurrence », se félicite cet ancien prof de sciences naturelles. Loin d’atteindre les sommets de Margaux, située juste en face sur la rive gauche, les prix du foncier suivent une pente descendante ces dernières années dans le département, selon les relevés de la Safer. Les vignes plantées en cépages rouges ne trouvent plus preneurs. Sur un marché du vin saturé, la taille du vignoble se rétracte pour passer sous la barre symbolique des 100 000 ha dans le Bordelais. Plus de 5 000 producteurs ont déposé une demande de prime pour la campagne d’arrachage « définitif » en cours. Cette saignée sans précédent en Gironde fait suite à une première campagne, lancée localement dès 2023 face à la multiplication de vignes abandonnées, accusées d’avoir déclenché une épidémie de flavescence dorée. La prime d’arrachage « sanitaire » était plus incitative (6 000 euros par hectare) que l’actuelle campagne nationale, baptisée « arrachage Ukraine » par l’administration (4 000 euros). En contrepartie, les propriétaires devaient choisir : soit s’engager dans une autre culture (diversification) soit ne plus rien planter pendant vingt ans au nom de la « renaturation » des parcelles. Au total, 7 200 hectares ont été concernés par cette première vague d’arrachage en Gironde.
La piste des arbres et de la forêt
L’État, qui avait prévu jusqu’à 38 millions d’euros de crédits pour inciter à la renaturation (jachère ou reboisement), a ouvert un deuxième guichet pour atteindre l’objectif affiché de 9 500 hectares de vignes à arracher. La filière bois pourrait être la première bénéficiaire. La forêt couvre déjà 437 000 ha en Gironde, soit près de la moitié du territoire (46 %). Un cadre d’une coopérative forestière assure dans la presse spécialisée avoir été contacté par 200 viticulteurs girondins l’an dernier avec un argument financier attractif : la prise en charge de 80 % des coûts de plantation, sachant que l’arrachage « mange » déjà la moitié (2 000 €/ha) de la « prime Ukraine »1.
L’interprofession viticole a provisionné de son côté 19 millions d’euros pour financer la diversification agricole. La région Nouvelle-Aquitaine a recensé à ce jour trente-quatre projets de diversification dans différentes filières (oliviers, fraises, asperges, kiwis, noisettes ou agrumes). D’autres collectivités, comme la communauté de communes de Libourne et sa voisine Castillon, ont fait appel à un bureau d’études spécialisé. L’objectif est de proposer dès cette année des cultures alternatives avec des débouchés fiables et rémunérateurs.
À Gauriac, le maire « rouge » ne se situe pas dans l’urgence économique. Raymond Rodriguez envisage plutôt l’avenir de la parcelle communale comme un « terrain d’expérimentation ». Il a confié la suite des opérations au syndicat du Moron, regroupant toutes les communes du bassin versant de ce petit cours d’eau qui se jette dans l’estuaire. Le dossier est accompagné techniquement par un ingénieur agronome converti à la permaculture. Selon Alain Malard, œnologue investi dans la reconversion de domaines viticoles ou la création de nouvelles exploitations dans toute la France, il serait possible de stocker l’eau sur les parcelles sans l’appoint de coûteux systèmes d’irrigation. Artichauts, asperges, plantation d’arbres fruitiers ou de bambous, tout serait dès lors envisageable…
Oliviers ou « vitiforesterie » ?

(Dessin par Gilles Sire (© tous droits réservés))
La priorité désormais, concernant l’ancienne vigne de Gauriac, est de déterminer le niveau de contamination de la parcelle en cuivre et autre métaux lourds hérités du passé, qui risquent d’être supérieur aux normes admises pour le maraîchage dans l’immédiat. Les premiers carottages sont en cours et deux fosses doivent être creusées pour analyser le sol. Le maire envisage une « forêt nourricière » avec de multiples variétés d’arbres fruitiers. Mais il n’y aura pas d’oliviers à Gauriac. « On veut éviter d’enfoncer les portes déjà ouvertes », dit Raymond Rodriguez, résolument à contre-courant. Cet arbre méditerranéen semble en effet avoir le vent en poupe au pays du pin des Landes. La chambre d’agriculture de Gironde a publié une fiche « diversification » qui propose de planter les oliviers soit en vergers (150 à 400 arbres à l’hectare) soit en « haies fruitières » à haute densité (800 à 2 000 plants/ha). « Cela ne donnera jamais des arbres véritables, il faudra les changer tous les vingt ans », maugrée Alain Malard. Aux yeux du maire de Gauriac, le village peut s’offrir, lui, le luxe d’expérimenter sur sa parcelle ce qu’un viticulteur « pris à la gorge sur dix ou trente hectares ne peut se permettre ».
Diversification : « On parle de chanvre ou d’oliviers, mais ce n’est pas gagné » Benoît Vinet
Au nord de Libourne, Benoît Vinet confie qu’il s’apprête à son tour à arracher quelques rangs de merlot sur son domaine familial de huit hectares à Lapouyade. Sans demander de prime. Ce viticulteur bio, qui livre son raisin à une coopérative, avait osé planter plus de 500 arbres fruitiers au milieu de sa parcelle en 2008. Il explique vouloir à nouveau « éclaircir les rangs » de sa vigne à forte densité (6 600 pieds/ha) sur une ancienne prairie. Pionnier de l’agroforesterie dans le vignoble, Benoît Vinet est moins considéré comme un oiseau rare depuis que le prestigieux domaine du château Cheval Blanc a commencé à son tour à utiliser cette technique agronomique qui cherche à préserver le sol et la biodiversité sur ses trente-neuf hectares. Le « défricheur » girondin constate toutefois que la vitiforesterie ne fait pas tache d’huile autour de Lapouyade. « On a une terre argileuse compliquée qui conviendrait plutôt pour faire de l’élevage. Mais depuis que je suis arrivé toutes les vaches ont disparu du paysage », constate ce fils de viticulteurs bio venu de Charente. Quelles pistes voit-il alors pour ceux qui ont sacrifié leurs vignes dans son secteur ? « On parle de chanvre ou d’oliviers, mais ce n’est pas gagné », répond Benoît Vinet.
Le bilan historique des arrachages dans l’Hérault
Le département de l’Hérault a déjà connu le dilemme cornélien posé aux viticulteurs girondins. La moitié du vignoble a été arrachée entre 1980 et 2011, rappelle un article publié dans la « Revue géographique des pays méditerranéens »2. L’étude distingue une première phase qui accompagne le virage qualitatif entrepris dans tout le Languedoc, puis une accalmie de dix ans avant l’apparition d’une nouvelle crise affectant jusqu’à 40 % de parcelles classées en AOP. Les vins sous appellation (minervois, saint-chinian, pic-saint-loup, etc.) ne représentaient toutefois que 12 % des 4,6 millions d’hectolitres produits en 2012 dans le département. L’article mentionne le rôle des « cultures d’attente », comme le blé dur ou le melon. « La culture du melon impose des rotations de culture tous les trois ans et les grands groupes qui opèrent sur le marché ont l’habitude de tourner entre le Maroc, la France métropolitaine et les outre-mer », explique Clément Arnal, principal auteur de l’étude. Le blé dur, conçu comme une culture de rotation, a pu se développer en plaine grâce à des primes européennes « avantageuses » mais n’est « pas forcément viable à long terme », souligne son rapport de recherche.
Clément Arnal retient surtout que la filière viticole a cherché à préserver le maximum de surfaces plantées en AOP, privilégiant l’arrachage « temporaire ». Selon les calculs du géographe, 19 % des 20 000 parcelles arrachées entre 2005 et 2011 ont été replantées en vigne, 18 % en grandes cultures. La diversification demeure marginale : 4 % pour les autres productions végétales, moins de 3 % pour l’élevage. Son étude, qui intègre une vision paysagère du territoire recomposé, met en avant l’aspect « le plus visible et le moins bien accepté » des arrachages : l’omniprésence des friches (51 %). Elle distingue « les friches de déprise agricole » en zone rurale et les « friches d’anticipation » en milieu périurbain, « en vue d’une future urbanisation », sachant que plus de 7 000 ha ont été artificialisés dans le département entre 1997 et 2009. « Ce sera plus compliqué aujourd’hui avec les objectifs de la loi ZAN », observe le géographe.
Des grenades « IGP » en Occitanie
« Sans eau, pas de diversification possible » Pierre Colin
L’idée, séduisante sur le papier, de développer des « circuits courts » pour alimenter les marchés locaux en fruits et légumes, à la place d’une « monoculture » de la vigne destinée à l’exportation, ne s’est guère concrétisée sur le terrain. « Il faut être à proximité des catégories sociales CSP+, sinon le consommateur va au moins cher dans la grande distribution », constate Clément Arnal. Élu (FDSEA) à la chambre d’agriculture de l’Hérault, Pierre Colin récuse le terme de « monoculture ». Ce viticulteur installé dans la zone d’appellation du vin blanc Picpoul de Pinet, au bord de l’étang de Thau, se déclare néanmoins partisan de la diversification. « Je ne conseillerai à aucun jeune de se lancer directement en monoculture », dit celui qui produit aussi de l’huile d’olive et des figues. En 2012, il s’est même lancé dans la plantation de 500 grenadiers labellisés en agriculture biologique. Convaincu du potentiel commercial du jus de grenade, vendu six euros la bouteille, il regrette d’être limité par les capacités d’irrigation de son domaine, mais il est prévu prochainement une retenue hivernale. Les techniciens de la chambre d’agriculture recommandent en effet d’irriguer les grenadiers pour éviter que les fruits éclatent avant la récolte manuelle. « Sans eau, pas de diversification possible », martèle le leader syndical.
Le pari de la structuration d’une filière du jus de grenade en Région n’est pas seulement technique et agronomique, il faut aussi maîtriser la transformation jusqu’à la commercialisation. Pierre Colin a pris la tête, dès 2014, de la fédération des producteurs de grenades qui revendique au moins 200 hectares en production dans quatre départements du sud de la France (Gard, Hérault, Aude, Pyrénées-Orientales et il a déposé une marque collective « Grenades d’Occitanie France » à l’Institut national de la propriété industrielle, en 2022. Pour le producteur de picpoul, il s’agit d’une première étape vers l’obtention d’une Indication Géographique de Provenance (IGP) sur le modèle du vin. PACA, la région voisine, soutient de son côté le syndicat France Grenade, lancé en 2023 et qui comptabilise 500 hectares en production jusqu’en Aquitaine, dont 80 % en agriculture bio. L’époque des pionniers qui bricolaient leurs vieux pressoirs pour extraire un jus de grenade est révolue. « Les premiers jus que j’ai goûtés étaient franchement dégueulasses », confie Pierre Colin. Ses grenades sont désormais pressées et pasteurisées dans un atelier artisanal de Thuir (Pyrénées-Orientales) qui transforme d’autres fruits non vendus sur le marché en jus, compotes et confitures. Avec l’aide de l’Etat, Pierre Colin envisage désormais de passer à l’échelle du circuit long avec un nouvel atelier dans l’Hérault, pour approvisionner ce marché face à la concurrence en grande distribution. En 2023, 400 tonnes de grenades ont été « triturées » en France dont 233 en Occitanie, selon les chiffres de l’Irqualim, qui défend les produits de l’agriculture biologique et sous signes de qualité de la région.
Lire la suite de l’enquête : entretien avec Iñaki Garcia de Cortazar Atauri
- C. Goinère, « Le boisement des vignes arrachées en alternative économique à la jachère », dans Vitisphère, 14 juin 2024.
- C. Arnal, L. Laurens, C. Soulard, « Les mutations paysagères engendrées par l’arrachage viticole, un vecteur de mobilisation des acteurs territoriaux dans l’Hérault », dans Méditerranée, revue géographique des pays méditerranéens, 2013. https://journals.openedition.org/mediterranee/