À mots découverts

Published on 26 mai 2021 |

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Apprendre à déshabiter…

Que dit la philosophie de notre manière de gérer épizooties et zoonoses ? Questions et réponses avec Virginie Maris, directrice de recherche au Centre d’Écologie Fonctionnelle et Évolutive (CEFE). Membre du Conseil National de la Protection de la Nature (CNPN), elle signait récemment « La Part sauvage du monde. Penser la nature dans l’anthropocène » (Seuil, 2018). À rebours des conceptions fondées sur la cohabitation harmonieuse entre animaux sauvages et activités humaines, elle prône une approche plus inconfortable invitant à prendre au sérieux, quand il s’impose, le repli stratégique. 


Commençons par les mots du débat. On parle de « gestion » et de « régulation » des populations animales, sauvages et domestiques, voire parfois d’invasion. Que vous évoquent ces termes ?

Gestion et régulation renvoient à l’hégémonie de l’imaginaire économiste qui a essaimé à tous les secteurs de la société, y compris dans nos rapports à la nature. On parle par exemple de gestionnaires des milieux naturels. Or, plutôt que le terme de gestion, qui est assez neutre et vecteur de peu de contenu, je dirai que l’économicisation de nos liens aux milieux naturels devient beaucoup plus flagrante quand on parle de « capital naturel » ou de gestion des « services écosystémiques ». Quant à l’idée d’invasion, arrêtons-nous sur les espèces exotiques envahissantes, qui ne sont pas sans lien avec la propagation des maladies émergentes. Toute une série de travaux, issus de disciplines variées, s’est penchée sur la militarisation du registre lexical de la biologie des invasions, sur fond de xénophobie et de nationalisme. En anglais, on retrouve par exemple l’idée très répandue de « fight against the aliens », entraînant avec elle tout un imaginaire de la protection des frontières, de l’intégrité naturelle, etc. Aux côtés de biologistes, j’ai personnellement contribué à des travaux de redéfinition de ces termes. Avec cet objectif : veiller à ce qu’ils n’embarquent pas, par défaut, des charges normatives, morales ou politiques dont on se passerait bien. Résultat, on ne parle quasiment plus d’espèces invasives, mais plutôt d’espèces exotiques envahissantes. C’est une façon de préciser les termes, à savoir : si ces espèces exotiques sont potentiellement envahissantes, elles ne le sont pas par essence. Voilà une manière, si je puis dire, de neutraliser cet imaginaire xénophobe et belliqueux. À noter qu’on observe la même tendance avec les animaux « nuisibles », aujourd’hui qualifiés d’espèces « susceptibles d’occasionner des dégâts ». Partout, il s’agit de prêter attention aux circonstances dans lesquelles évoluent ces espèces, plutôt que d’insister sur leur caractère intrinsèquement bon ou mauvais. Maintenant, est-ce que les mots suffisent à changer les mentalités ? Probablement pas, mais c’est un passage obligé. 

« Dans l’intérêt de la santé publique », des arrêtés préfectoraux sont régulièrement pris dans le sens d’une destruction d’espèces comme le renard, le blaireau ou le bouquetin du Bargy. Pourtant, les avis de l’Anses ou du CNPN conseillent à chaque fois le contraire. Quel regard portez-vous sur ces affaires ? 

Il s’agit de questions très différentes. Dans le cas de la brucellose du bouquetin du Bargy, on faisait face à une véritable crise sanitaire, où des enjeux éthiques s’articulaient à une situation d’incertitude : j’ignore s’il y a de bonnes ou de mauvaises solutions, mais ça n’engage pas nécessairement nos capacités à coexister de manière pacifique avec ces animaux. Quant à la persécution en routine des renards et blaireaux, notamment, je suis effarée par la façon dont on s’obstine à épurer nos milieux de toute une cohorte d’êtres vivants avec lesquels on devrait plutôt apprendre à coexister. J’y vois une façon très brutale, sur le plan philosophique, d’habiter les milieux naturels en faisant place nette de tout inconvénient, de toute concurrence, et en s’arrogeant un plein droit de cité sur ces espaces. Attention, je ne crois pas non plus qu’il faille souscrire naïvement à l’idée d’une harmonie avec la nature. La nature est compliquée, chaotique. Mais la persécution systématique de certaines espèces, qui ont un rôle écologique, nous empêche de développer des ressources de créativité et d’ingéniosité qui pourraient nous permettre de surmonter l’antagonisme. Il y a un véritable aveuglement écologique en la matière. 

On parle en effet beaucoup des « services écosystémiques » rendus par certaines espèces, que certains invitent à voir comme des auxiliaires plutôt que comme des ennemis à abattre. Est-ce une piste pour dépasser l’antagonisme ? 

Oui, c’est le cas par exemple du renard. Comme celui-ci régule les populations de petits rongeurs porteurs de tiques, on sait que sa présence sur un territoire participe du maintien à un niveau acceptable de la maladie de Lyme1. C’est une des façons de montrer les interdépendances, les bénéfices et vulnérabilités mutuelles. Néanmoins, je reste assez critique à l’égard de cette notion de services écosystémiques. Le risque c’est qu’elle ancre notre responsabilité à l’égard des autres qu’humains dans un régime de créance. Comprenez : ceux qui nous sont utiles méritent notre attention, mais quid de ceux qui ne le sont pas, de ceux qui pourraient être avantageusement remplacés par des substituts techniques ? Ce qui compterait, finalement, c’est toujours la satisfaction des intérêts humains. Disons que, d’un point de vue stratégique, il ne faut pas s’interdire de faire ponctuellement appel à ce type d’arguments. Bref, c’est à manier avec subtilité. Je propose plutôt de prendre le problème à l’envers, en disant : voilà ce que nous coûte l’extermination des renards, ou de toute autre espèce. Autrement dit, pensons le coût, plutôt que le bénéfice, de la destruction. Vous voyez que le même argument, selon son environnement éthique, peut participer à renforcer un rapport très instrumentalisé des humains à leur milieu naturel. Ou, à l’inverse, favoriser un rapport de communauté et d’inclusion des humains dans les écosystèmes et les milieux qu’ils habitent et exploitent. En clair, au lieu de se demander : « Pourquoi est-ce utile de préserver ? », je suis tentée de retourner la question : « Pourquoi détruire ? » 

Dès lors qu’il est question d’animaux sauvages, le maître mot est celui de la cohabitation. La prônez-vous aussi ? Quelle posture défendez-vous à l’égard du monde sauvage ? 

J’ai une approche sensiblement différente, un poil plus inconfortable. Je ne considère pas qu’on puisse faire bon ménage et vivre en bonne intelligence avec toutes les espèces. Certes, nous avons une marge de progression énorme sur notre capacité à cohabiter plus pacifiquement. Mais je crois parfois que l’on aurait tout intérêt à apprendre à déshabiter, en imaginant des territoires où des autres qu’humains pourraient avoir une forme de souveraineté. Je m’explique. On aurait pu appréhender la question des bouquetins du Bargy d’une tout autre manière : dès lors que la proximité entre espèces sauvages et domestiques pose des difficultés sanitaires, ne conviendrait-il pas d’envisager un repli stratégique, temporaire ou permanent, des humains ou du bétail de ces territoires ? On peut imaginer qu’il y a des espaces frontières et que ces frontières méritent d’être renégociées régulièrement ; que, parfois, il faudrait repenser l’extension légitime de notre propre territoire ou, en tout cas, nous autolimiter en ces lieux où la cohabitation pacifique n’est pas possible ; et que, donc, la solution du repli stratégique fasse partie des options, au lieu d’éradiquer tous azimuts les populations sauvages problématiques. 

Propos recueillis par Laura Martin-Meyer

  1. https://www.fondationbiodiversite.fr/renard-et-risque-de-transmission-de-la-maladie-de-lyme-un-effet-en-cascade/




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