De l'eau au moulin Rana temporaria

Published on 12 décembre 2023 |

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Amphibiens de France métropolitaine : le déclin des espèces les plus communes

Les amphibiens ont tendance à disparaître avec les zones humides. Dans ce contexte, bien évaluer l’état des populations est à la fois difficile et très important. C’est ce défi qu’a relevé le protocole “POPAmphibien”(®). L’objectif est, à terme, de couvrir l’ensemble du territoire national, et de construire des connaissances pour de futurs plans de conservation.

Par Audrey Trochet, responsable scientifique de la Société Herpétologique de France ;
Florèn Hugon, biostatistienne (BiodivAct)

Le déclin de la biodiversité, observé sur l’ensemble du globe, touche particulièrement les amphibiens. Vertébrés vivant à la fois dans des habitats terrestres et aquatiques, nécessaires à l’accomplissement de leur cycle de vie, les amphibiens sont de fait des organismes privilégiés de la trame turquoise1. Cette vie bi-phasique les soumet à de multiples menaces, comme la destruction ou la fragmentation de leurs habitats, mais aussi la pollution, l’arrivée de maladies émergentes, ou encore le changement climatique. Ces nombreux facteurs rendent cette classe d’animaux de plus en plus vulnérables.

La Liste Rouge mondiale de l’’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) souligne que 41 % des espèces d’amphibiens sont menacées d’extinction dans le monde (UICN, 2021). Ce constat s’applique également en France, où 23 % des espèces du territoire métropolitain (sur les 35 espèces évaluées) sont actuellement menacées (UICN, MNHN et SHF, 2015).

Evaluer l’état de santé des espèces

L’évaluation de l’état de santé des espèces est fondée sur plusieurs critères : la taille de population, le taux de déclin, l’aire de répartition géographique, le degré de peuplement et le degré de fragmentation de la répartition.

Chez les amphibiens, les évaluations des politiques environnementales – Listes Rouges UICN et rapports de la Directive-Habitats-Faune-Flore notamment – renseignent peu sur le taux de déclin des espèces, parce qu’il n’existe pas de suivi régulier des populations sur le long terme. Par conséquent, il se peut que l’évaluation de l’état de conservation actuel des amphibiens soit faussée.

Un protocole de suivi des communautés

Dès le début des années 2000, la Société Herpétologique de France (SHF) et le Muséum National d’Histoire Naturelle (MNHN) se sont associés pour élaborer un protocole de suivi des communautés d’amphibiens. C’est en 2010, après que soient apparus de nouveaux modèles statistiques de suivi, que le protocole POPAmphibien « Communauté » est né, à l’initiative du consortium réunissant la Société herpétologique de France (SHF), l’Union Nationale des Centres Permanents d’Initiatives pour l’Environnement (UNCPIE), les Réserves naturelles de France, l’Office National des Forêts et le Centre d’Ecologie Fonctionnelle et Evolutive de Montpellier (CEFE-CNRS).

Contrairement aux études de type “atlas de répartition” déjà bien développées, POPAmphibien « Communauté » est plutôt construit d’après les modèles d’occupation dynamique de sites. Cette approche permet de modéliser la tendance de l’occupation des sites aquatiques en prenant en compte l’imperfection de la détection des individus. En effet, le protocole préconise plusieurs passages sur un même site. Lors de ces passages, il se peut que les espèces ne soient pas vues par l’observateur : soit parce qu’elles ne sont pas présentes, soit parce qu’elles sont si bien cachées que l’observateur ne les voit pas. Une « non-détection » ne signifie donc pas une réelle absence, et engendre un certain degré d’imperfection dans la détection des individus. Même avec des analyses génétiques, l’ADN se dégradant vite dans l’environnement, le passage d’un crapaud deux mois auparavant ne sera pas détecté.

Concrètement, ce protocole requiert le suivi de plusieurs « sites aquatiques » (bien souvent, des mares), trois fois par an et ce, tous les deux ans. A chaque visite des sites, les observateurs notent les espèces d’amphibiens observées. Les visites sont planifiées pendant la saison de reproduction des amphibiens (de janvier à juin suivant les espèces). Ainsi, le protocole POPAmphibien « Communauté » offre la possibilité de comprendre la dynamique d’occupation de la communauté d’amphibiens et de celle de chaque espèce sur le territoire. Suivre des populations d’amphibiens dans une région donnée ne permettra pas d’avoir une vision globale de la santé des populations en France métropolitaine, mais uniquement sur le territoire suivi. Tout l’enjeu est donc de promouvoir des suivis répartis de manière homogène à l’échelle nationale.
En 2008, la Normandie, dont les suivis de l’herpétofaune sont coordonnés par Mickaël Barrioz, du CPIE du Cotentin (également coordinateur régional de la SHF), s’est portée candidate pour tester le protocole, grâce au soutien humain et financier de l’Union Régionale des CPIE. Les premières analyses ont permis de valider la démarche et de lancer son déploiement dans les autres régions (Astruc et al., 2021).

Un programme de surveillance national

En 2021, ces suivis ont bénéficié d’un coup d’accélérateur. Jusqu’alors, la mise en œuvre du programme POPAmphibien « Communauté » comptait surtout sur l’engagement bénévole de diverses structures. Le lancement du programme de surveillance national de la biodiversité terrestre par PatriNat (OFB-MNHN-CNRS-IRD) est alors lancé et la SHF devient la coordinatrice du programme pour les populations de reptiles et d’amphibiens, dans lequel le protocole POPAmphibien « Communauté » s’inscrit. La responsable scientifique de la SHF devient la coordinatrice nationale du programme de surveillance de l’herpétofaune et des fonds sont également dédiés à la bancarisation et à l’analyse des données de suivis.

Fort d’une animation quasi-quotidienne, POP Amphibien « Communauté » a permis de multiplier le nombre de sites suivis sur le territoire national. Quelque 5 661 sites ont été suivis au moins une fois sur la période 2008-2021 (Fig. 1). L’un des enjeux reste de relier ces données aux suivis de mares réalisés par de nombreux organismes, tels que les suivis MhéO et RhoMéo coordonnés à l’échelle nationale par la Fédération des Conservatoires des Espaces Naturels et PatriNat dans le but de mutualiser les analyses.

Figure 1. Localisation des sites aquatiques ayant été suivis au moins une année avec un protocole POPAmphibien « Communauté » (année 2022).

En 2022, une routine d’analyse des données a été lancée avec une biostatisticienne. Un modèle probabiliste d’occupation multi-sites, multi-années et multi-espèces a été construit en collaboration avec Aurélien Besnard du CEFE (Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive, CNRS, Montpellier). Le principe du modèle est de calculer la tendance des occupations dans le temps, pour la communauté et pour chaque espèce.

L’analyse simultanée de l’ensemble des espèces est cohérente avec la démarche visant à collecter les données sur l’ensemble de la communauté. Le modèle estime une tendance temporelle pour l’ensemble des espèces de la communauté et, dans une situation normale, chaque espèce est autorisée à avoir sa propre tendance autour de cette moyenne (on parle d’un “effet aléatoire espèce”). Ainsi, des espèces avec peu de données bénéficient en partie de l’information fournie par les espèces plus fréquentes. Cette approche présente aussi l’avantage de donner une tendance moyenne pour la communauté, qui peut être vue comme un indicateur synthétique de l’état des communautés d’amphibiens.
Pour chaque période temporelle (deux ans), la probabilité d’occupation des sites pour la communauté et pour chaque espèce est calculée en prenant en compte l’imperfection de la détection. Ensuite, la tendance de la probabilité d’occupation est estimée. Les espèces observées sur moins de 50 sites ne sont pas intégrées dans la modélisation, afin d’éviter de produire des résultats incohérents puisque elles participent peu à l’explication de la tendance de la communauté. D’autres types de protocoles sont à l’étude pour les espèces rares.

Les analyses réalisées en 2022 sur la période 2008-2021 ont concerné 15 espèces dont le genre Pelophylax (grenouilles vertes), présentes sur des sites pendant au moins trois périodes temporelles – le minimum requis pour calculer une tendance. Cette sélection a conduit à l’analyse de 1 493 sites.
Parmi les 9 espèces d’anoures étudiées4, trois montrent des tendances nationales en augmentation (la Grenouille agile Rana dalmatina, le Crapaud épineux Bufo spinosus et le groupe d’espèces Pelophylax sp.). Deux montrent des tendances stables (l’Alyte accoucheur Alytes obstetricans et la Rainette verte Hyla arborea). Quatre espèces parmi les plus communes montrent des tendances en diminution : le Crapaud commun Bufo bufo, le Crapaud calamite Epidalea calamita, la Grenouille rousse Rana temporaria et le Pélodyte ponctué Pelodytes punctatus.

Concernant les 6 espèces d’urodèles, quatre montrent des tendances nationales stables (la Salamandre tachetée Salamandra salamandra, le Triton alpestre Ichthyosaura alpestris, le Triton crêté Triturus cristatus et le Triton marbré Triturus marmoratus), une est en augmentation (le Triton palmé Lissotriton helveticus) et une est en diminution (le Triton ponctué Lissotriton vulgaris).
Globalement, les données relevées sur le terrain confirment qu’un nombre important d’amphibiens sont menacés de disparition. Même les espèces les plus communes sont menacées et voient leurs populations décliner.

La Grenouille agile remonte vers le Nord

La progression de la Grenouille agile est probablement liée à son expansion vers le Nord depuis une quinzaine d’années, suivant des conditions climatiques locales plus favorables et la présence de mares formant des micro-habitats refuges. Globalement, 33 % des espèces d’amphibiens étudiées ont une population nationale en diminution et 40 % une population stable (Fig. 2). Afin de préciser à plus petites échelles ces tendances, des analyses régionales ont été réalisées, dans les régions ayant suffisamment de suivis.

Figure 2. Tendances de populations nationales pour 3 espèces d’amphibiens sur le territoire métropolitain (2022).

Normandie et Hauts-de-France…

Deux points tempèrent ces premiers résultats. En premier lieu, les régions Normandie et Hauts-de-France contribuent respectivement à 57 % et 29 % des données analysées. Ainsi, la tendance dite “nationale” représente majoritairement ce qu’il se passe dans ces deux régions plutôt que sur le territoire. L’objectif de la coordination nationale du programme de surveillance est, qu’à terme, l’ensemble du territoire métropolitain soit couvert de manière homogène afin de garantir des estimations plus fiables à l’échelle nationale et possibles pour chaque région. Il faudrait pour cela coordonner l’ensemble des acteurs pour mettre en œuvre partout les protocoles que nous avons définis.

Non-information et disparition

Le second point est relatif à la gestion de l’entrée et de la sortie des sites dans le modèle. A ce jour, nous ne disposons pas d’informations sur les sites disparus, par exemple une mare comblée. Le modèle prend en compte une « non-information » et non la disparition du site. En ce sens, les probabilités d’occupation ne tiennent pas compte de la disparition éventuelle de certains sites et sont ainsi probablement surestimées. Dans les années à venir, la SHF insistera auprès des associations, structures publiques et privées, parcs, réserves, etc., sur l’importance de transmettre également les informations concernant l’historique du site. Il en est de même pour des sites qui seraient l’objet d’une restauration.

Le programme de surveillance de l’herpétofaune a pour but de maintenir ces suivis, de manière largement répartie sur tout le territoire national, et sur le long terme. Chaque année, les tendances de populations nationales seront mises à jour et intégrées aux différentes évaluations des politiques environnementales. Ces paramètres (les tendances notamment) mesurant le degré de « risque d’extinction » des espèces seront des piliers pour construire des plans de conservation dédiés[AJ18][AT19] aux espèces et stopper leur déclin.

Les plans nationaux d’actions

“Les plans nationaux d’actions (PNA) sont des outils stratégiques opérationnels qui visent à assurer la conservation ou le rétablissement dans un état de conservation favorable d’espèces sauvages menacées ou faisant l’objet d’un intérêt particulier. Cet outil est mobilisé lorsque les politiques publiques environnementales et sectorielles incluant les outils réglementaires de protection de la nature sont jugées insuffisantes “2.

En 2022 seules trois espèces d’amphibiens faisaient l’objet d’un plan national d’action en métropole (Trochet et al., 2023) : le Pélobate brun, le Sonneur à ventre jaune et le Crapaud vert. La Grenouille rousse, espèce commune en déclin, aura-t-elle cette chance ? De nouveaux plans nationaux sont en cours de discussion avec le ministère en charge de l’environnement.

Pour les départements d’outre-mer, la SHF coordonne également un programme de surveillance de l’herpétofaune. En Guyane, Guadeloupe et Martinique, les espèces d’amphibiens et de reptiles sont nombreuses, et parfois très difficiles à détecter dans leurs habitats. Des protocoles de suivis adaptés au contexte tropical doivent être élaborés prochainement pour permettre la surveillance de ces espèces dont l’état des populations est aujourd’hui très peu connu.

Pour participer : http://lashf.org/popamphibien-2/

Références bibliographiques

Astruc G., Miaud C., Besnard A., Barrioz M., 2021. Le déclin alarmant des amphibiens de France : l’exemple étayé de la Normandie. Bulletin de la Société Herpétologique de France, 178: 57-74.
doi : 10.48716/bullshf.178-4

Trochet A., Hugon F., Lombardi A., Besnard A., 2023. Suivi des amphibiens de France métropolitaine en 2022. Société Herpétologique de France. 27 p., http://lashf.org/wp-content/uploads/2023/07/Bilan-POPA-2022_vf.pdf

UICN, 2021. The IUCN Red List of Threatened Species – Background and History, IUCN, 20 janvier 2021.

UICN France, MNHN, SHF, 2015. La Liste rouge des espèces menacées en France. Chapitre : Reptiles et Amphibiens de France métropolitaine. Paris, France.

  1. La trame turquoise inclut des infrastructures reliant les habitats nécessaires à l’accomplissement des cycles biologiques des espèces liées à l’eau (reproduction, alimentation, hivernage, repos, etc.) : https://www.cerema.fr/fr/actualites/trame-turquoise-cerema-accompagne-departement-vaucluse
  2. https://www.ecologie.gouv.fr/plans-nationaux-dactions-en-faveur-des-especes-menacees

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