À l’est du nouveau
C’est l’histoire d’un homme qui incarne, malgré lui, l’espoir de l’agriculture de tout un pays. Oleskander Gordienko a été tué dans ses champs par un de ces drones qu’il combattait pour protéger ses ouvriers agricoles et ses confrères. C’est notre fil du mercredi 15 octobre 2025, où en est l’agriculture ukrainienne ? Entre ligne de front, pollution, protestation des agriculteurs européens, vols de céréales, la coupe est pleine mais…
Visuel : Capture d’écran du film de Caolan Robertson / Farmers of Kherson
C’est parfois par hasard, dans le flot d’informations quotidien que reçoit (subit ?) le journaliste, que quelque chose attire l’attention. En l’espèce, un film sur YouTube, une petite trentaine de minutes consacrée aux agriculteurs de la région de Kherson, dans le sud de l’Ukraine. Prise par les Russes au début de la guerre, la province fut assez rapidement et en partie reconquise par les troupes ukrainiennes pour devenir une zone de front. Mais c’est surtout l’histoire d’un homme, Oleksandr Gordienko, tué début septembre par une frappe de drone dans sa voiture. Pourquoi parler de lui ? Parce qu’avec d’autres, il était revenu travailler sur sa ferme dès la fin des combats à une dizaine de kilomètres de la ligne de front. Avait nettoyé, avec d’autres agriculteurs, des centaines d’hectares de champs des reliefs de la guerre, retiré 5 000 mines antichar du sol et surtout livré bataille au fusil à pompe et avec des équipements électroniques contre les drones russes et leurs frappes qui visent les engins agricoles et leurs conducteurs, au quotidien, pour faire régner la terreur.
Dans les vastes champs ukrainiens
Alors c’est l’occasion de regarder ce qui s’est passé dans les champs en Ukraine depuis trois ans. Tout au long du front, la guerre se déroule principalement dans les zones les plus fertiles du pays, les conditions sont complexes. Les dégâts aux infrastructures ont été importants, il a fallu réorganiser la logistique. Et tout reste fragile dans le sud du pays. On peut d’ailleurs avoir une petite idée en lisant la dernière présentation faite aux actionnaires de la société française Agrogénération, présente en Ukraine où elle exploite environ 30 000 hectares (passée sous contrôle ukrainien en octobre dernier), et dont « les actifs de production sont situés près des lignes de front dans la région de Kharkiv. » Proximité qui dissuade les banques de prêter le cash nécessaire à l’emblavement des terres. C’est page 16.
Productivité retrouvée
Aux mines dissimulées dans le sol et aux munitions non explosées – 139 000 kilomètres carrés soit 20 % de la surface du pays sont concernées-, ont succédé les drones et leurs frappes indifférenciées. Pourtant, l’agriculture continue de tourner, 5 000 hectares de champs ont été déminés cette année et la productivité a retrouvé son niveau d’avant la guerre. Les terres sont toujours aussi convoitées, Donald Trump avait évoqué le sujet, ainsi que celui des ressources minières, dans les discussions qu’il avait eues avec Volodimyr Zelenski à propos d’un accord économique entre les USA et l’Ukraine. L’affaire a fait pschitt depuis mais deux entreprises américaines figurent déjà dans le top 10 des firmes agricoles actives dans le pays et elles contrôlent près de 600 000 hectares. La seule entreprise enregistrée en Ukraine, Nibulon, figure en 10e place avec 82 000 hectares, les autres, souvent ukrainiennes à la base sont enregistrées à l’étranger, du Luxembourg à Chypre en passant par les Pays-Bas. Ces grandes entreprises cachent même parfois la forêt, nous raconte Politico dans un papier du mois dernier. Alors oui, elles contrôlent une bonne partie des terres, elles font peur aux agriculteurs européens mais elles ne font pas tout, raconte Bartosz Brzezinsk. À côté de ces mastodontes capables de rivaliser avec les Brésiliens ou les Américains, il y a aussi quatre millions de familles qui exploitent 6 millions d’hectares, produisent 95 % des pommes de terre, 85 % des légumes, les trois quarts du lait qui sont consommés dans le pays. Et c’est là la vraie colonne vertébrale de la sécurité alimentaire ukrainienne.
Corridor inutile ?
Si les grandes entreprises font peur c’est aussi parce que l’Ukraine frappe à la porte de l’Europe. Au début de la guerre, le transit des commodités agricoles par les pays de l’Union a déstabilisé les marchés intérieurs. Les négociations, achevées en juin dernier entre l’UE et l’Ukraine, ont été âpres et conclues par une libéralisation des échanges avec une clause de sauvegarde pour les produits agricoles. Et puis, il y a toujours la question de ces vols de grains. Souvenez-vous, cette négociation après le début de la guerre, la mise en place d’un corridor pour permettre le commerce du grain en toute sécurité par les bateaux de la mer Noire. Puis, un an après, en juin 2023, le retrait des Russes de l’accord élaboré par l’ONU et la Turquie. Obligeant au développement de nouvelles routes, en partie terrestres et peu commodes, pour l’acheminement des céréales ou le long de la côte dans les eaux territoriales de pays appartenant à l’Otan. En douze mois, le corridor sécurisé a permis l’exportation de 33 millions de tonnes de céréales et autres commodités agricoles, dont 16,8 millions de tonnes de maïs et 8,9 millions de tonnes de blé. De quoi détendre les prix sur le marché mondial largement tendu par le conflit. En juin 2023, l’index du prix de l’alimentation de la FAO avait ainsi reculé de 23 % après son plus haut enregistré en mars 2022, juste après le début de la guerre. Et c’est la Chine qui avait été le principal acheteur des Ukrainiens devant l’Espagne et la Turquie, les pays riches captant 44 % des expéditions et les pays les plus pauvres seulement 2,5 %. On voit l’enjeu.
Voies de solidarités
Début 2025, les Russes ont fait évoluer leur position et réclament la réouverture d’un corridor, sous conditions bien entendu : que les sanctions qui frappent le pays sur les banques et les engrais soient levées… Des conditions inacceptables pour les Ukrainiens (ils n’ont pas bougé d’un iota depuis fin 2023 sur cette question) dont les installations portuaires sont, par ailleurs, toujours la cible de bombardements… Allons même plus loin, qu’y aurait-il à gagner ? Pas grand-chose en fait. La fermeture du corridor n’a pas empêché les Ukrainiens de faire progresser leurs exportations (+ 5 %) les douze mois suivants. Tout comme les Russes d’ailleurs qui ont vu leurs exportations progresser de 7 % durant la même période. En 2024, 71 % des exportations de produits agricoles sont passées par la Mer Noire (contre 94 % avant la guerre) 13 % par les ports du Danube (voie inexistante en 2021) et 15 % par les « voies de solidarité » ouvertes dans les pays voisins (Pologne, Roumanie, Slovaquie et Hongrie) contre 36 % en 2023.
6 à 8 millions de tonnes dérobées
Un nouveau corridor ne ferait que renforcer la capacité des Russes à faire du commerce, fait remarquer le Center for strategic & international studies à Washington, dans une courte note publiée au printemps dernier. Les chercheurs font aussi remarquer que la performance est d’autant plus impressionnante que le pays est amputé d’une partie de sa surface agricole utile, plus de 30 %, soit par occupation, soit par pollution… Des terres exploitées par les Russes qui en exportent allègrement les produits, 6 à 8 millions de tonnes selon les données de la NASA, majoritairement vers l’Égypte, pendant que la diplomatie ukrainienne fait tout ce qui est en son pouvoir pour dissuader les pays demandeurs d’acheter ces céréales volées. (On peut lire à ce sujet cette interview passionnante de la journaliste ukrainienne Kateryna Yaresko dans laquelle est détaillée toute l’ossature de ces flux commerciaux illégaux). Il y a donc bien du nouveau à l’est, mais peut-être pas celui attendu.