Un fait pas si divers ?
Voilà bien étrange histoire de champignons. Prenez une maladie du blé, des chercheurs chinois, des autorités américaines sur les dents et/ou versant dans la paranoïa, une arrestation et vous obtenez un bouillon de culture dignes des meilleurs scénarios d’espionnage. Scénario repris la semaine passée, sans regarder plus loin, par une bonne partie de la presse mondiale. Alors à la revue Sesame on a cherché au-delà du communiqué de la justice américaine. C’est le fil du mercredi 11 juin 2025.
Visuel : © archives Yann Kerveno
Il faut aujourd’hui imaginer une histoire à tiroirs dont certains ont peut-être des doubles fonds mais on ne le sait pas encore (et peut-être ne le saurons-nous jamais). Dans le premier tiroir, on trouve la fusariose, une maladie bien connue des agronomes, dont les populations sont très diversifiées et dont le hobby principal est de garnir les céréales, le blé en particulier, de mycotoxines. Si vous ouvrez le tiroir mycotoxines, vous y trouvez des toxines, donc produites par des champignons qui sont à même de générer de sérieux troubles chez ceux du genre animal qui les consomment, humains ou non. Vous avez là le socle de l’histoire que je vous conte aujourd’hui. Dans le tiroir d’à côté, vous trouvez deux chercheurs chinois qui se trouvent aux États-Unis et répondent, pour elle, au nom de Yunqing Jian, âgée de 33 ans, postdoctorante à l’université du Michigan dans le laboratoire Molecular Plant-Microbe Interaction. Et pour lui au nom de Zunyong Liu, âgé de 34 ans, son compagnon.
Versions changeantes
Pourquoi eux ? Parce qu’ils ont été arrêtés par le FBI, avec un renfort certain de publicité, pour avoir fait entrer sur le sol du pays des souches de Fusarium graminearum dont les impacts sur la santé humaine ou animale sont donc redoutés. Pour sa défense, le chercheur chinois a d’abord expliqué qu’il ne savait pas d’où venaient ces quatre sachets trouvés par la douane dans sa valise à l’aéroport de Denver. Puis il a changé de version, expliquant aux FBI qu’il avait volontairement placé les sachets dans sa valise bien qu’informé des restrictions, pour, avec sa compagne, poursuivre les travaux dans le labo de l’université américaine. Refoulé au moment de la découverte, Zunyong Liu est « en cavale » quand sa compagne qui explique ne rien savoir des projets qu’il avait, reste en prison le temps de l’enquête.
Faisceau
Le communiqué de presse des autorités judiciaires américaine précise les charges retenues : « conspiration, contrebande de marchandises vers les États-Unis, fausses déclarations et fraude aux visas ». Pour étoffer le faisceau de présomptions, les enquêteurs précisent que Yunqing Jian a perçu des fonds du gouvernement chinois pour travailler sur ces agents pathogènes (sa bibliographie est cohérente) et que les documents trouvés prouvent sa « loyauté au parti communiste chinois » tandis que son compagnon travaille effectivement sur les mêmes thématiques. Les enquêteurs ont aussi débusqué, et considéré comme une élément à charge, sur le téléphone de celui-ci un article scientifique intitulé (passionnant) « Plant-Pathogen Warfare under Changing Climate Conditions » publié en 2018 qui tente de cerner l’impact du changement climatique sur la distribution et l’évolution des agents pathogènes s’attaquant aux plantes. L’enquête suit son cours et les autorités chinoises nient, naturellement, toute implication.
Et si c’était juste de la négligence ?
Mais pour qui connaît un peu les grandes cultures et leurs maladies, sans même être un spécialiste, il y a de quoi lever le sourcil parce que Fusarium graminearum, même s’il est considéré comme « arme biologique potentielle », c’est le terme du communiqué, est quand même un champignon fort répandu sur tous les continents. Pour Frédéric Suffert, agronome et épidémiologiste, il y a en effet d’autres tiroirs à ouvrir dans cette affaire. Ou du moins, à entrouvrir au cas où. La première hypothèse qu’il émet c’est celle de la négligence, venant « de chercheurs qui se sont affranchis des autorisations nécessaires, requises par l’USDA, pour transporter ces souches. Quand on voit les quantités, en valeur absolue c’est ridicule et nous n’avons pas pour l’instant de précisions sur la nature exacte des souches de Fusarium graminearum concernées, étant donné que l’information a été rendue publique sans vérification » remarque-t-il. Il note aussi que, si l’entrée de cet agent pathogène est bien soumise à autorisation aux États-Unis, il ne figure nullement dans la liste du groupe Australie constituée d’une quinzaine d’agents pathogènes végétaux dont l’exportation est surveillés pour limiter de possibles usages malveillants . « Cette non-inscription tend à minimiser la volonté agroterroriste dans cette histoire, sans toutefois l’exclure car l’espèce est mentionnée dans la littérature scientifique comme problématique pour certains scénarios d’actes malveillants, principalement compte tenu de l’impact qu’elle pourrait avoir sur la santé humaine et animale. »
Intox ?
Où donc se niche le risque qui motiverait l’enquête ? « Biologiquement, on peut imaginer l’introduction de souches plus virulentes, produisant davantage de mycotoxines, ou encore résistantes aux fongicides utilisés en agriculture. Proviennent-elles de prélèvements en conditions naturelles et ont-elles été sélectionnées pour certaines de ces caractéristiques, voire modifiées par génie génétique ? Dans le cas présent, c’est peu probable de mon point de vue mais cela reste à prouver, et c’est assez facile à réaliser avec des tests biologiques et/ou moléculaires » juge-t-il avant d’ouvrir un nouveau tiroir : « Parmi les scénarios d’action malveillante on peut imaginer des opérations d’intox visant à destabiliser. L’intox que l’on peut imaginer c’est par exemple un individu, une organisation ou un pays qui dit à un ’autre, j’ai introduit ces souches chez vous, elles ont contaminé les cultures qui seront ainsi rendues impropres à la consommation à cause des mycotoxines produites, le risque réel étant limité étant donné la très large répartition « naturelle » de Fusarium graminearum. Ce que je n’avais pas imaginé c’est qu’on puisse inverser piégeur et piégé : que des autorités ne craignent pas d’échouer à rassurer la population en cas de réelle revendication, mais au contraire lancent une alerte et amplifie la peur avec une menace fantoche tout au moins non démontrée. »
Ou simple chiffon rouge (naturellement)
Il faut donc chercher plus loin, et dans des sphères qui n’ont pas forcément à voir avec l’agronomie ou les maladies des plantes mais plutôt à voir avec des questions purement politiques ; « Cette histoire permet de remettre en cause la parole et la probité des scientifiques, voir de les montrer comme possiblement mal intentionnés, de remettre en cause un « système universitaire irresponsable » et les échanges d’étudiants, de pointer du doigt la Chine [en pleine bagarre tarifaire ndlr] . C’est aussi une manière de réactiver la menace bioterroriste qui fait surface régulièrement depuis les attentats du 11 septembre 2001, à des fins de politique intérieure » avance-t-il. Vous pouvez retrouver là son analyse complète. Sa consœur Caitilyn Allen, professeur émérite de pathologie des plantes à l’université du Wisconsin estime aussi que l’affaire a « peut-être été portée en épingle » puisque la communauté scientifique ne voit pas dans Fusarium graminearum un «agent terroriste » et qu’il est présent dans au moins 32 états du pays. Et sur toutes les manchettes de la presse ! La jeune chercheuse comparaîtra, elle, de nouveau vendredi pour demander sa liberté sous caution.