Publié le 12 décembre 2024 |
0Syrie : croissant (in)fertile
Depuis le printemps arabe, l’agriculture syrienne n’a cessé de se déliter à cause de la guerre. De ce grand pays agricole, pour partie berceau de l’agriculture, il ne reste aujourd’hui que des lambeaux que le changement climatique vient encore harceler. C’est le fil du 12 décembre 2024.
Visuel : © archives Yann Kerveno (frontière libano-syrienne dans la plaine de la Bekaa)
La Syrie, au moins le nord du pays, c’est une partie du fameux Croissant fertile, cette vaste zone où les hommes ont compris qu’ils pouvaient cultiver des plantes annuelles, bien plus efficaces à les nourrir que les plantes pérennes. Cette zone où ils ont aussi compris qu’on pouvait domestiquer les animaux. Et si la région est fertile, la Syrie étant classée parmi les « grands pays agricoles » au début du XXe siècle et jusqu’au début du XXIe, c’est qu’il pleut, un peu, suffisamment en tout cas pour mener des cultures à terme. Mais aussi que l’irrigation y a été très tôt mise en œuvre sur des centaines de milliers d’hectares… En particulier sur les bords de l’Euphrate et dans le nord du pays qui concentre peu ou prou la moitié de la production agricole nationale. Depuis, tonneau des Danaïdes, les ONG sont à pied d’œuvre pour tenter de reconstruire les réseaux et permettre le retour de l’agriculture, sachant que l’arrivée de l’eau augmente les rendements de 40 %.Cette question hydrique est prépondérante depuis le début du millénaire, avec les sécheresses qui se sont multipliées et la surexploitation qui a fait baisser les réserves. Dans un article passionnant publié en 2012, Fabrice Balanche donne à voir l’étendue de l’enjeu et l’utilisation politique que le pouvoir fait de la gestion de l’eau dans le pays… Il met aussi en évidence l’effet déstructurant, pour la petite paysannerie, de la modernisation des réseaux d’irrigation et la corruption systématique qui accompagnent cette modernisation…
Labo avancé
Avant la guerre, la Syrie était aussi, depuis des années, un laboratoire agronomique avancé du changement climatique. Avec comme pierre angulaire, l’Icarda, une ONG basée à Alep puis, à partir de 2012, à Beyrouth. En 1982, l’Icarda met au point un pois chiche tolérant à Ascochyta et résistant mieux au froid, qui sera suivi par quatre autres variétés présentant les mêmes caractéristiques, rendant possible la culture en hiver et ayant permis d’augmenter le revenu net par hectare de 200 $. Chaque millimètre de pluie d’hiver produit ainsi 4,8 kg de pois chiches contre 3,6 kg avec des semis de printemps explique l’organisation sur son site. Ont été déployées également des variétés de céréales mieux adaptées, cinq de blé dur, six de blé panifiable, mais aussi six de lentilles, tandis que des programmes de formation d’agriculteurs et de chercheurs ont contribué à diffuser les savoirs et bonnes pratiques. Une bonne partie de ce patrimoine génétique patiemment développé a d’ailleurs été transférée dans l’archipel du Svalbard dans la « banque mondiale de ressources génétique ». 8 567 accessions de blés, d’orge, pois chiches, pois, y ont été ainsi protégées des ravages de la guerre en 2012. Les collections ont depuis été reconstituées au Liban voisin où elles contribuent à la recherche actuelle.
Sabordage
Malgré la guerre, le pays est resté quasi autosuffisant jusqu’en 2015, produisant suffisamment de fruits, de légumes, de céréales et d’huile pour satisfaire sa consommation. Mais, dans un long papier daté de 2021, le site libanais As-Saif Al Arabi dresse le sombre tableau du désastre intervenu depuis. En quelques années, les fleurons de l’agriculture syrienne, betterave sucrière, coton et blé ont été sabordés. La production de betterave de la plaine d’Al-Ghab est ainsi passée de 1,4 million de tonnes en 2011 à 12 000 tonnes en six ans. Le coton, cultivé ici depuis 4 000 ans et dont le pays était un grand producteur a vu sa récolte passer de 1,08 million de tonnes en 2012 à 14 000 tonnes en 2020. La récolte de blé était passée de 4 à 2,5 millions de tonnes entre le début de la guerre et 2018… Vous avez une étude assez détaillée ici, rédigée en 2019.
6,7 millions
Les raisons ? Elles sont multiples, relate le site. La première, c’est la réponse aux injonctions de la Banque mondiale, au début du millénaire, qui fait basculer « implicitement » les politiques de développement de la logique d’autosuffisance à celle des importations. Des tensions sont apparues sur les semences et la privatisation d’une usine de production d’engrais (vendue à une entreprise russe) a fait doubler les prix. De quoi rendre les fertilisants syriens inabordables pour une grande majorité des agriculteurs, les poussant à abandonner leurs terres, tandis que les importations se développaient. Au point que celles concernant le secteur agricole ont fini par représenter 60 % des importations totales du pays. Enfin, dernière couche sur une peinture déjà sombre, la guerre, qui détruit les réseaux d’irrigation et rend les terrains incultivables à cause des mines, la corruption endémique (aux profits des militaires ou de la sphère gouvernementale) et l’inflation générale ont fait le reste. (Tout est là, en arabe, mais les traducteurs en ligne font un travail formidable). À la clé, ce sont toutes les zones rurales et leurs sociétés qui se trouvent destructurées, parfois vidées de leurs habitants. L’agriculture, c’est encore 26 % du PIB et 6,7 millions de personnes… Devant le peuple syrien, une longue route reste à écrire pour retrouver un semblant d’autonomie.