Publié le 29 octobre 2019 |
0[Sols] Il est temps de mettre le couvert
Par Yann Kerveno
Pour comprendre cette histoire, il faut faire un bond en arrière de près d’un siècle et traverser l’Atlantique pour rejoindre le Midwest. Nous sommes dans les années trente, aux confins de l’Oklahoma, du Texas, du Kansas, du Colorado et du Nouveau-Mexique, dans le Dust Bowl ou « bassin poussiéreux ». Les agriculteurs y ont soumis de plus en plus de terres au labour pour développer les surfaces cultivées quand s’abat la sécheresse. En cinq ans, les Black Blizzards, « nuages de poussière », ôtent des champs la couche de terre cultivable, ensevelissent les hangars et poussent des millions de personnes à l’exil. C’est Steinbeck et « Les Raisins de la colère ». L’État fédéral crée le Soil Conservation Service, avec pour mission d’inventer des solutions qui limitent ou évitent cette érosion gigantesque. C’est de là que tout part pour l’agriculture de conservation, l’abandon du labour, de cette crise majeure d’un système agricole intensif1 Depuis, la technique a séduit. En 1974 cela représentait 2,8 millions d’hectares dans le monde ; en 2010, 110 millions d’hectares… Les deux tiers des surfaces cultivées en Argentine, la moitié au Brésil en 2006. C’est aussi l’érosion qui servira d’entrée principale aux agriculteurs français dans cette technique, dans le Gers, dans le centre de la France, dans le Massif central. Entre-temps le contexte a évolué également, au fil des années. L’érosion et les coûts de production sont devenus des problèmes cruciaux pour les exploitations. L’activisme de Lydia et Claude Bourguignon, parfois considérés comme des lanceurs d’alerte, criant à la mort des sols, a probablement aidé à mettre cette problématique à l’agenda des trucs à regarder sans trop tarder.
La ferme aurait été vendue…
Si l’on croise les témoignages de chacun, c’est un faisceau de raisons qui semblent pousser les exploitants à s’intéresser à ce type d’agriculture. Il y a une problématique temps de travail qui se pose à des agriculteurs de plus en plus seuls sur de plus en plus grandes exploitations. Il y a la question de l’érosion par la pluie ou le vent. Celle de la perte de fertilité qui en découle et la baisse générale du taux de matière organique, lessivée par les cultures successives. Vient s’ajouter à cela la stagnation des rendements constatée en France. Stagnation qui vient grignoter la marge parce que les charges, elles, ne stagnent pas. Et puis il y a la très actuelle question du coût de l’énergie. « Le travail du sol est assez agressif, le labour casse et fragmente les macro-agrégats, on casse l’habitat des micro-organismes et on déstocke du carbone. Ensuite, on a moins de racines, donc moins de réserves hydriques. Le pire, c’est la combinaison du labour et du désherbage mécanique. C’est paradoxal, on veut faire bien, en utilisant moins de produits phytosanitaires, mais on n’arrête pas de gratter la terre en consommant plus d’énergie avec, pour finir, une réduction de la marge », résume Lionel Ranjard, écologue à l’Inra de Dijon. Vous avez dit paradoxe ?
Une fois les causes établies, il faut un déclic pour que ça bouge. Sarah Singla, agricultrice en Aveyron pense que c’est le dérèglement climatique qui servira d’étincelle : « Avant, nous avions quatre saisons, aujourd’hui cela ressemble plus, même ici, à une saison sèche et une saison des pluies. Les sols en agriculture de conservation résistent mieux que les autres et ça finit par se voir. » Sur le Levezou, la ferme de Sarah n’a plus connu de labour depuis… 1980. Ce qui en fait une des fermes pionnières en France. C’est son père qui était alors aux manettes. « Il s’est intéressé à ces techniques pour limiter l’érosion et les coûts de production », explique-t-elle. Pendant dix ans, il expérimente, perfectionne, jusqu’à son décès brutal en 1990. « C’est mon grand-père qui a repris la suite en continuant les semis directs, alors que l’Inra lui disait que le système n’était pas viable sur le long terme, qu’il faudrait qu’il laboure de nouveau un jour. Mais, s’il l’avait fait, cela ne serait pas passé économiquement, la ferme aurait sûrement été vendue ou n’existerait plus. »
Une came terrible pour les vaches
Son grand-père a tenu bon jusqu’à ce que Sarah termine, comme son père, ses études d’ingénieure agro à Montpellier, s’installe en 2010 pour suivre ce « non-sillon » et persévère dans l’apprentissage et l’amélioration du système. À côté de la multiplication de semences, elle a noué des partenariats avec ses voisins pour valoriser ses couverts et les cultures fourragères. Les animaux reviennent pour pâturer et participent au mouvement agronomique sur lequel elle veille jalousement. Elle lâche alors cette phrase qui revient dans toutes les bouches : « Le semis direct tout seul ne fonctionne pas. C’est pour cela qu’il y a eu des échecs au début. C’est juste un outil qui fonctionne avec des couverts végétaux. »
À quelques dizaines de kilomètres de là, de l’autre côté du Tarn, Guillaume Auberoux est entré dans ces techniques pour atteindre l’autonomie alimentaire. Il s’est installé en Gaec avec son père en 2005, avec des vaches laitières et un système de rations maïs-soja. C’est pour faire évoluer ces rations qu’il procède à ses premiers semis directs en 2009, des méteils dans la luzerne. « J’ai trouvé ça très avantageux, on ne désherbait plus les luzernes et on augmentait les rendements ! » Ensuite il s’est lancé dans des colzas associés, « parce qu’on m’a dit que c’était immanquable », avec des plantes compagnes, gélives, qui couvrent le sol assez rapidement à l’automne. Comme elles gèlent, elles libèrent l’azote dans le sol pour le colza. « Et j’ajoute à cela du trèfle violet, c’est plus pour l’élevage. Il végète sous le colza parce qu’il n’a pas de lumière, le jour où tu moissonnes, un orage plus tard ça explose. Et deux mois après tu as une came terrible pour les vaches. Ça couvre le sol, c’est une légumineuse, ça restitue de l’azote pour la culture suivante. » Mais cela n’aura pas suffi. En 2011, ils ont installé un robot de traite pour gagner du temps et augmenter la production. Cinq ans plus tard, ils renoncent, vendent le robot et les laitières pour acheter un troupeau de vaches allaitantes. « Je ne me retrouvais plus dans la production laitière, on comptait les grammes qu’on mettait devant et les grammes qu’on récoltait derrière, on était au gramme près pour trouver un point de rentabilité qu’on avait quand même du mal à atteindre. »
J’ai divisé les fongicides par deux
Dans le centre de la France, au sud de Tours, Fabien Labrunie dresse les mêmes bilans depuis son passage en agriculture de conservation. Coprésident de l’important réseau Base, il détaille : « Les rendements ont stagné en blé, en colza. Avec un semis direct opportuniste et une conduite très light, je suis parvenu à réduire les coûts d’intrants. En colza, c’est de 210 à 250 euros l’hectare, contre 480 à 500 avant, avec des rendements à vingt-six quintaux, et ça permet de faire du colza dans des fonds de terres très humides. En maïs, je n’ai pas constaté de changement, en sorgho c’est mieux qu’avant. Les féveroles, j’en faisais très peu mais c’est nettement mieux. Le tournesol, c’est plus compliqué : il y a tellement de vie dans le sol, notamment des carabes phytophages qui adorent le tournesol et provoquent des pertes sur pied. En résumé, les rendements n’ont pas beaucoup bougé mais en revanche ça a beaucoup réduit les charges d’intrants et les charges de structures. »
Guillaume Auberoux ne dit pas autre chose dans un système pourtant différent : « Je fais aujourd’hui largement ce que je faisais en conventionnel. Après je ne pousse pas non plus. Je mise sur soixante quintaux en blé, cinquante en orge et j’y arrive, sans problème. Le but ce n’est pas de faire du rendement pour faire du rendement, ce que je regarde c’est ce qui me reste à la fin. Aujourd’hui je suis capable de faire soixante quintaux sans problème avec de soixante-dix à cent unités d’azote. Il y a quinze ans que je n’ai plus acheté d’engrais complet, j’ai divisé les fongicides par deux et je vais les supprimer très rapidement, même peut-être dès cette année… »
C’est une agriculture de l’optimisme
Son presque voisin tarnais, Sylvain Saunal, abonde : « Ma vision des choses a beaucoup changé, je ne regarde plus aux rendements mais à la marge. Je me mets en capacité de dégager de la marge même si je ne produis que trente quintaux de blé à l’hectare. Aujourd’hui, sans prime, je peux dégager un revenu avec quarante-cinq quintaux de blé. » Sans compter les économies réalisées sur le poste matériel : « Avant les TCS2 je consommais 11 000 litres de fuel par an. En 2018 je suis à 4 000. Un tracteur faisait 500 heures par an contre 200 aujourd’hui. Avec ces systèmes, tu peux acheter un tracteur d’occasion à 2 000 heures, il te suivra toute ta carrière, ajoute Fabien Labrunie. La seule chose qu’il faut comprendre c’est que ce que nous faisons ne correspond pas aux stéréotypes. C’est un peu une philosophie, il s’agit de comprendre qu’il faut entièrement repenser son système. Les couverts, c’est bon pour le sol, OK, mais ça s’intègre dans quoi ? Il faut arrêter de calculer son assolement pour les dix prochaines années, éventuellement se laisser l’opportunité de voir un couvert devenir une culture commerciale et, à l’inverse, laisser une culture de vente ratée en couvert, sans la récolter si c’est intéressant économiquement », poursuit-il.
« C’est une agriculture de l’optimisme, explique encore joliment Sylvain Saunal qui a remis des animaux sur sa ferme après son passage en agriculture de conservation. Il faut aussi être opportuniste, avoir la capacité de rebondir si on se loupe sur une culture. C’est en cela aussi que l’élevage est intéressant, on peut faire pâturer une céréale manquée, elle n’est pas perdue. J’ai eu le cas avec une parcelle de blé qui était farcie de folle avoine. J’ai enrubanné, j’ai fait du stock pour les vaches et, en plus, comme je l’ai fait au bon moment, je n’ai plus de folle avoine dans cette parcelle. Oui, des fois il faut savoir faucher un blé. » Avec, à la clé, le graal souterrain, à condition d’être patient : la restauration du taux de matière organique dans le sol. Tous disent qu’il faut du temps. Sarah Singla parle de maison à reconstruire, le chantier va donc dépendre de l’état de la maison au début des travaux.
Passé en agriculture de conservation depuis 2010, Fabien Labrunie témoigne : « J’ai gagné 0,4 point de matière organique en passant de 1,4 à 1,8 et je commence à en ressentir les effets. » « On voit encore souvent en grandes cultures des sols labourés et laissés nus, c’est une aberration écologique. L’important, aujourd’hui, c’est de couvrir les sols toute l’année. Ensuite on affinera mais il faut d’abord commencer par cela », ajoute Lionel Ranjard.
Il n’y a pas de livres qui t’expliquent
Le développement de l’agriculture de conservation, des semis directs, est guidé depuis son introduction par l’empirisme, les rencontres entre agriculteurs et une certaine prise de risques assumée. « Il n’y a pas de livres qui t’expliquent les associations de cultures, tu pars un peu à l’aventure », sourit Guillaume Auberoux. Comme celle qui l’a un jour conduit à semer du maïs dans la luzerne : « J’ai essayé une fois. Mais bon, je n’ai pas recommencé », rigole-t-il. Peut-être aussi parce que les instituts de recherche ont mis un peu de temps à réagir et à saisir le potentiel de ces systèmes. Une grande partie des savoirs s’est donc structurée autour des réseaux informels ou formels, voisins ou associations – la France en compte plusieurs –, les fédérations de Cuma et autour de la revue « TCS », créée par Frédéric Thomas. Une revue et un site internet, devenus comme un pivot central. Si les chambres d’agriculture ont pris le train en marche, le conseil est encore aujourd’hui en grande partie assuré par des consultants qui organisent des formations dans tous les coins de France. Hors cadre, ce développement bouscule aussi la recherche : « Un des freins aujourd’hui c’est le manque de connaissances que nous avons sur ces systèmes. Mais ce qui se passe avec ce mouvement est intéressant puisque ce sont des systèmes qui ont été développés par les agriculteurs et la recherche vient en appui de leur travail pour comprendre ce qui se passe. Du coup, la relation entre les chercheurs et les agriculteurs est bien moins descendante que par le passé, on note une vraie accélération de cette recherche, beaucoup plus transversale. C’est stimulant autant pour le chercheur que pour l’agriculteur », détaille Stéphane Cordeau.
« Nous avons démarré la science participative en 2011 sur ce sujet. Nous craignions alors que les agriculteurs n’acceptent pas forcément des résultats qui ne seraient pas conformes à leurs attentes. Mais en fait nous avons découvert que le monde agricole a un grand respect pour la science et les scientifiques et qu’il était prêt à échanger ses savoirs. Nous pouvons donc utiliser nos méthodes de labo pour suivre les expériences des agriculteurs », ajoute Lionel Ranjard. En parlant de méthode, impossible de ne pas faire un détour par le machinisme qui lui aussi se préoccupe des sols et de la compaction rendue courante avec l’augmentation de la taille, du poids et de la vitesse des engins. Depuis les pneus à basse pression qui compactent quand même, la recherche a progressé à l’Irstea et chez les constructeurs. Ont été imaginés différents systèmes, de petits tracteurs conduits par un seul conducteur, une armée de robots pour travailler le sol… Mais surtout ce sont aussi des instruments de mesure, pneus et outils connectés qui sont développés pour permettre aux agriculteurs de connaître l’effort qu’ils ont appliqué au sol…
Un important problème phyto
À regarder les résultats obtenus, on se demande comment ces systèmes ne se sont pas développés plus tôt. Histoire de gros sous, dit l’un ; confiance dans les systèmes mis en place par la profession, dit un autre ; manque de références, dit un troisième. Mais aussi parce que les risques techniques et économiques existent. « Au changement de système on constate en effet des baisses de rendements. Prenez le cas de la vigne : quand vous décidez de laisser l’herbe, il est difficile de nier qu’il y a une baisse de vigueur et de rendements les premières années. Il faut prendre le temps de laisser les choses se remettre en place et les rendements retrouver leurs niveaux antérieurs. Sur un cycle de dix ans, les changements sont très perceptibles. Il faut laisser le temps au sol de se rééquilibrer », prévient Lionel Ranjard. Pour tamponner cet effet, il préconise une migration progressive des exploitations. S’il est difficile d’avoir des chiffres, il est généralement admis que l’agriculture de conservation représente aujourd’hui autour de 5 % des surfaces cultivées en France. La part prise par le semis direct simple est plus importante mais plus difficile à estimer. « En Touraine, il reste peu de gens qui labourent, à part certains éleveurs, parce que l’abandon du labour est une réponse à la compaction des sols et à la baisse du taux de matière organique », nous dit Fabien Labrunie.
Sarah Singla veut croire qu’on n’est plus très loin de la généralisation : « On dit couramment qu’une technique s’impose lorsque 20 % des utilisateurs l’ont adoptée. Aujourd’hui, nous sommes peut-être entre 10 et 15 % des surfaces en semis directs, c’est une question de quelques années », estime-t-elle. Nicolas Munier-Jolan est moins catégorique : « Je ne pense pas que ce soit un système qui sera un jour majoritaire, parce qu’on a quand même un problème phyto important. C’est également difficile à imaginer dans les systèmes de polyculture élevage où le travail du sol est nécessaire, au moins pour enfouir les fumiers. De plus, ces systèmes ont déjà une bonne efficience énergétique. Parce que, lorsqu’on y regarde de près, le travail du sol n’est pas le poste qui fait balancer le bilan énergétique du mauvais côté. En la matière, celui qui coûte le plus cher reste bien la fertilisation azotée. »
Il faudra se poser la question
Le problème phyto dont parle le chercheur de l’Inra c’est l’interdiction du glyphosate en France annoncée par le politique. Viendra-t-elle mettre à mal trois décennies de recherches empiriques vers des systèmes plus respectueux de l’environnement ? Pour Fabien Labrunie, si l’on supprime effectivement le glyphosate, « ça va être galère au quotidien. Parce que, cequi m’emmerde, ce sont les graminées qui végètent sous le couvert et que le passage de glyphosate, à petite dose, détruit bien. Je me refuse à penser à une interdiction. Mais, si c’est le cas, nous n’aurons que deux options : revenir au travail du sol en accentuant l’utilisation d’autres produits phytos ou passer en bio, et les deux me gênent parce que je recommencerai à abîmer mes sols. Mais, économiquement, il faudra se poser la question ».
Sarah Singla est plus vive encore dans son jugement : « C’est un faux débat. On se focalise sur un outil qui, s’il nous est interdit, nous prive de toutes les solutions que nous avons pour répondre à la demande de production de nourriture, de biodiversité, de lutte contre le réchauffement climatique, de protection d’eau propre. Pendant que les gens parlent de ça, ils ne parlent pas de l’agriculture qu’ils veulent et croient peut-être naïvement qu’interdire le glyphosate ici le fera disparaître de leur alimentation alors qu’on sera obligés d’importer des produits qui peuvent en contenir. » D’autres ironisent sur cette focalisation, pointant du doigt les incohérences des consommateurs appelant à l’interdiction de l’herbicide quand leurs animaux de compagnie sont traités au fipronil contre les puces, une molécule interdite en agriculture.
Honnêtement, ce n’est pas simple
À Paulinet, Guillaume Auberoux ne distingue pas ce qui peut survenir en cas d’interdiction mais il sait qu’il ne fera pas machine arrière. « Je n’attellerai pas une nouvelle charrue, ce serait une aberration. Ici, pour soixante hectares de céréales, j’utilise soixante litres de glyphosate. Quand je vais semer, c’est un litre de glypho et cinq litres de gasoil à l’hectare pour le semoir. Point. »
« La ferme de l’Inra, à Dijon, travaille sur ces questions depuis longtemps, explique Nicolas Munier-Jolain. Nous avons lancé un programme de recherche, Codesign Agroecological System (CA-SYS)3, qui englobe l’ensemble de l’exploitation, soit 120 hectares. Nous y pratiquons l’agroécologie à l’échelle du paysage et nous testons différents systèmes, avec du travail du sol, de la conservation mais nous nous interdisons tous les produits phytos, donc pas de glyphosate. Et, honnêtement, ce n’est pas simple. » Pourtant, il existe probablement des solutions pour se passer de la molécule honnie, estime Stéphane Cordeau : « Elles ne sont pas évidentes mais ce n’est pas parce qu’on ne voit pas comment faire aujourd’hui qu’on n’aura pas une solution un jour. On ne la voit pas pour l’instant parce qu’on est trop focalisé sur les solutions de substitution alors que les solutions sont forcément beaucoup plus complexes et vont nécessiter une révision très profonde de notre conception du système, parfois même adaptée à chaque agriculteur, avec comme objectif de rester en agriculture de conservation des sols. Mais c’est déjà ce qu’ils ont fait pour abandonner le labour. C’est ça le cœur, un retour à l’agronomie comme science des localités. Il n’y a plus de recette passe-partout, il faut s’adapter au contexte et aux conditions de l’année. Et la conception doit prendre en compte la situation de production. »
On est à l’aube
Quelles sont les pistes techniques ? « Cela passera peut-être par des techniques aujourd’hui très coûteuses ou pas encore au point, des méthodes de désherbage électrique, de désherbage laser ou à l’eau sous haute pression, mais on ne connaît pas les effets sur la vie du sol. On est à l’aube de toute la technologie dans l’agriculture. On peut même imaginer une régulation biologique des adventices. On a des preuves de concepts, les couverts sont bons pour limiter la compétition, certains carabes se nourrissent des graines, mais il n’y a pas pour l’instant de démonstration sur le long terme que ça permet de se passer d’herbicides. Les couverts diminuent la présence des adventices mais ça ne les détruit pas. » Et puis il y a les solutions mécaniques que détaille Nicolas Munier-Jolain : « Il existe déjà des outils, comme le Glyph-o-mulch. C’est une lame qui scalpe les adventices et leurs racines et qui, si on travaille lentement, limite l’impact sur la biologie des sols, les champignons par exemple. Quant aux vers de terre, s’ils savent, ils baissent la tête au passage de l’engin. Ou alors des rotavators très superficiels qui restent, je pense, plus perturbants pour les horizons superficiels et qui consomment de l’énergie. » Mais tous disent qu’il manque encore beaucoup de références pour mener à bien ces systèmes. D’autant que, si l’on connaît aujourd’hui assez bien les propriétés mécaniques et physiques des sols, leur biologie et l’importance de son rôle dans le maintien de la fertilité reste un vaste champ à explorer. « Contrairement à l’érosion, la biologie du sol est très résiliente », explique Lionel Ranjard, directeur de recherche à l’Inra de Dijon lui aussi : « Une fois que la terre est partie, elle est partie, il faut beaucoup de temps pour que le sol se reconstruise. Avec la biologie, en deux ou trois ans on parvient à réhabiliter les sols ; avec cinq ou dix ans, c’est encore plus probant. » C’est d’ailleurs en grande partie aussi par la biologie que passera le développement de cette agriculture nouvelle ; la biologie et la connaissance des interactions entre les différents éléments, sol, plantes, biodiversité… « C’est sur ce domaine qu’il faut que nous accumulions des données pour pouvoir simuler l’impact des itinéraires et créer des outils d’aide à la décision. Il nous faut développer ces connaissances systémiques. » Il reste beaucoup de chemin à parcourir, tant dans la recherche que dans les champs. Il faudra s’habituer à ce que les pratiques soient différentes d’une exploitation à l’autre, mais Sarah Singla est persuadée que « cela va finir par s’imposer comme une évidence ».
Glossaire
Technique de culture simplifiée : sous cette appellation sont regroupés principalement les itinéraires qui font fi des labours avec pour principale préoccupation la limitation de l’érosion.
Agriculture de conservation des sols : en plus du non-labour, ces techniques mettent en œuvre les couverts végétaux dans les rotations pour ne pas laisser les sols nus entre deux cultures et diversifier les rotations.
Agriculture de régénération : cumule non-labour, couverts végétaux, diversification et retour des animaux pour pâturage et fertilisation.
- Lire le long récit du développement de l’agriculture de conservation dans le monde par François Laurent, professeur à l’université du Mans. https://journals.openedition.org/cybergeo/27284
- Techniques culturales simplifiées.
- Lire des articles sur CA-SYS sur le blog de Sesame https://revue-sesame-inra.fr/?s=Ca-sys