Retour sur les « microfermes »
Maxi travail, mini revenu, mais le plein de sens ?
Surgies dans le paysage depuis le début du siècle, les microfermes, ces systèmes de maraîchage bio-intensif sur de petites surfaces, ont suscité de la curiosité, parfois de la méfiance et beaucoup d’ironie de la part du monde agricole. Pour le premier numéro de Sesame, au printemps 2017, nous avions enquêté sur ce mouvement (à lire ici) prenant alors de l’ampleur, porté par une génération de jeunes quadragénaires désireux de se reconvertir, de retrouver du sens dans leur travail et leur vie. Huit ans après, les plâtres ont-ils été essuyés ? Où en est ce mouvement, a-t-il profité de la « bombe Covid » et des confinements et a-t-il enfin trouvé sa place dans le paysage agricole français ?
Un dossier de Yann Kerveno, pour le 17ème numéro de la revue Sesame (mai 2025)
C’est tout d’abord une question de mots. Lorsqu’on évoquait les microfermes en 2017, il était question d’un assemblage assez hétéroclite de petites exploitations, centrées sur l’activité maraîchère où l’empirisme imposait sa loi brutale, réussites et échecs mêlés. L’expression est aujourd’hui moins employée, comme l’explique Kevin Morel, chargé de recherche en agroécologie au centre Inrae Bretagne-Normandie, dont la thèse a porté sur l’évaluation de la viabilité des microfermes en maraîchage biologique. « Aujourd’hui, on parle plutôt de maraîchage sur sol vivant ou de permaculture. Cela pose des questions du côté de l’agronomie. Dans le maraîchage sur sol vivant, l’accent est mis sur la qualité et la vie du sol, cela repose sur des apports importants de matière organique mais tout cela n’est pas forcément encore étudié de près scientifiquement,regrette-t-il. Conjointement, on a aussi des gens qui s’installent en appliquant la méthode Fortier, venue de Québec, qui communique sur des résultats solides d’un point de vue économique. » Actons le changement de vocabulaire, mais ces fermes sont-elles aujourd’hui plus nombreuses qu’hier ? « Il est difficile d’avoir des statistiques fiables de ces systèmes-là puisqu’il n’existe pas de catégorie dédiée pour ces exploitations. Si l’on regarde le dernier recensement agricole, on constate toutefois que la catégorie « maraîchage et horticulture » est le seul type de production dont le nombre d’exploitations progresse, gagnant 9 % entre 2010 et 2020. »
Un nombre stable
Pour essayer d’en savoir plus, revenons en Lorraine où nos pas nous avaient conduits pour notre première enquête. Là, Nicolas Herbeth, chargé de mission maraîchage de Bio en Grand Est, tente un bilan : « Depuis 2017, année de notre première rencontre, et jusqu’en 2023, le nombre d’installations est resté stable mais en 2024 nous avons rencontré un peu moins de porteurs de projets que d’habitude. Ce sont toutefois des projets qui vont se concrétiser cette année, en 2025. » Et les arrêts, les sorties de production ? « Nous n’avons pas eu beaucoup d’arrêts. Entre 2000 et 2023, le taux d’abandon est semblable à celui que l’on peut rencontrer en élevage. » Tout plaide donc pour une progression constante du nombre de microfermes dans les campagnes françaises. Le Covid a-t-il été un accélérateur ? « Il a fortement augmenté la demande pour les produits issus des microfermes et des Amap et, malgré le repli de ces derniers mois, nous ne sommes pas pour l’instant repassés sous les niveaux que nous connaissions avant la pandémie. Même si une partie importante des consommateurs venus au moment du Covid sont repartis vers leurs circuits de distribution habituels, poursuit le technicien lorrain avant de préciser : 2024 a été assez bonne pour les maraîchers diversifiés, leur chiffre d’affaires a augmenté au cours de l’année alors que c’était une année de production difficile. »
Quel revenu pour quel temps de travail ?

(dessin : © Gilles Sire)
Le chiffre d’affaires et la viabilité économique constituent probablement le point crucial, celui aussi qui suscite les plus grandes interrogations, entre revenus modestes et charge de travail intense… À se demander si tout cela était bien raisonnable même si, expliquait-on, l’étalon de la réussite ne s’évaluait pas forcément en euros. Une étude récente1, conduite par l’Institut technique de l’agriculture biologique et conclue en 2023, a permis de lever un peu le voile sur ces questions : « La viabilité des microfermes étudiées, quarante-deux sur tout le territoire français, a été caractérisée à partir du revenu disponible produit par l’activité maraîchère, soit environ 14 000 euros par an et par actif en moyenne, mais le projet a montré que la diversité des résultats était très grande, avec un écart type d’environ 10 000 euros. L’analyse multi-variée, traitant de nombreuses composantes des fermes, des types de pratiques, de l’ancienneté entre autres, n’a pas révélé de combinaison de facteurs qui seraient systématiquement favorables à la viabilité ou à la vivabilité, du moins pas directement », détaille Natacha Sautereau, coordinatrice du pôle durabilité-transition de l’institut.
« Certains de ces micromaraîchers sont satisfaits, même avec une rémunération inférieure au Smic… »
Alix Bell
Sa collègue, Alix Bell, chargée de mission systèmes légumiers et maraîchers, abonde : « Nous avons aussi remarqué que la satisfaction ne se résume pas à la question du revenu horaire. Certains de ces micromaraîchers sont satisfaits, même avec une rémunération inférieure au Smic, parce qu’elle peut parfois être complétée par une autre activité ou bien parce que l’atteinte d’un revenu disponible horaire élevé n’est pas leur objectif principal. En tout cas, la “réussite” ne se lit pas uniquement par le prisme économique. » Pas de quoi lever les doutes de Kevin Morel : « Je comprends qu’on puisse avoir peu de besoins mais travailler plus de quarante heures par semaine pour dégager à peine l’équivalent d’un Smic pose la question de la pertinence. La question majeure, à mon sens, c’est celle de savoir quel revenu il est possible de dégager par rapport au temps de travail engagé. »
Des pics à plus de cent heures
Cette question du temps de travail a été étudiée dans le cadre d’une expérimentation menée par le Centre Technique Interprofessionnel des Fruits et Légumes (CTIFL), du côté de Lyon. Six ans pour établir des données technico-économiques solides concernant ces systèmes de cultures maraîchères sur de petites surfaces2. Si les enseignements tirés viennent ici et là battre en brèche les idées reçues, ils peuvent aussi parfois leur donner corps. « Nos partis pris de départ éloignent un peu notre expérimentation de ce qui peut se faire au quotidien, précise d’emblée Alexandre Burlet, ingénieur d’expérimentation maraîchage qui a conduit le programme. Ce qui est assez logique, d’un point de vue économique, c’est que, si l’on densifie les productions, ce qui est le cas sur ce genre d’exploitation, on dégage plus de chiffre d’affaires au mètre carré, mais on y consacre aussi beaucoup plus de temps. » De quoi aller à l’encontre, peut-être, des projections des candidats à l’installation, souvent des personnes non issues du monde agricole qui en font un projet de vie, en se disant que, sur une petite surface, ils passeront quarante heures par semaine… « Mais, dans la réalité, si l’on veut quelque chose de viable, il faut y passer beaucoup de temps… » Combien ? C’est là que les enseignements de l’expérimentation sont importants. « Durant la première phase du projet, les trois premières années, nous avons tenté de contenir la charge de travail à quarante-cinq heures par semaine. Nous arrêtions donc de travailler quand le quota était atteint, ce qui n’a pas été sans poser de nombreux problèmes », sourit l’ingénieur. L’atelier témoin, en maraîchage classique, requiert pour sa part soixante heures de travail hebdomadaire. « Au cours de la deuxième phase, les trois années suivantes, nous avons mené le travail comme il se devait, pour parvenir à un temps moyen, sur l’année, de quatre-vingts heures par semaine. Avec des pics à plus de cent heures durant la période estivale. En intégrant un emploi salarié en plus, la charge tombe à cinquante heures hebdomadaires pour l’exploitant. »
Et le temps libre ?
C’est là que le paradoxe se fait jour. Comment les porteurs de projet, en recherche de sens et de temps libre, peuvent-ils voir leurs aspirations comblées avec une telle charge de travail ? Alix Bell propose une explication : « Ils sont souvent motivés par deux aspects qu’ils doivent équilibrer au mieux : être utile à la société et avoir plus de temps à eux. Or, pour ce dernier point, ils sont soumis au rythme des saisons et aux aléas de la météo qui ne garantissent pas d’avoir un week-end libre. Certains jouent sur la durée, se concentrent sur une seule saison, font l’été et bénéficient de temps l’hiver – parfois pour exercer un autre métier. D’autres privilégient la gestion du travail, permettant de dégager des temps libres, et mettent en œuvre une organisation telle qu’ils parviennent à avoir des vacances. C’est peut-être là un des chemins qui reste à explorer, celui des capacités d’organisation en fonction d’objectifs. Une voie qui n’est pas toujours empruntée par certains porteurs de projets. Il leur manque des outils de planification, la mutualisation, voire l’externalisation de certains travaux agricoles pour libérer du temps. Nous avons d’ailleurs remarqué que ceux qui procèdent de la sorte sont aussi souvent ceux qui dégagent un revenu horaire plus élevé. »
Accidents de la vie
Les abandons, de l’avis de tous, ne sont pas motivés majoritairement par ce paradoxe ou la difficulté physique mais souvent par des accidents de la vie, maladie, rupture, divorce… « Le recul n’est cependant pas encore suffisant sur les conséquences à moyen terme de la pénibilité du travail induite par un moindre recours à la mécanisation ni sur les effets de l’accumulation des heures de travail, souligne Alexandre Burlet. Ces installations sont souvent des projets de vie, de couple, et il faut tenir compte non seulement de la charge physique qu’implique ce métier mais aussi de la charge mentale, très importante, pour mener à bien ce type d’activité. » Fort des résultats de ces enquêtes et expérimentations, peut-on alors imaginer développer un « modèle » duplicable de ferme en micromaraîchage intensif ? La réponse est tranchée. Non. « Je ne pense pas que la standardisation corresponde à ce système développé sur de petites surfaces en multiproduction », estime Natacha Sautereau. Alix Bell imagine que, à la rigueur, « on pourrait peut-être parler de standardisation de la démarche, à savoir de la marche à suivre pour les candidats, leur suggérer quelles questions se poser à quel moment, mais guère au-delà. »
Lire l’entretien avec Guillaume Boitel, ancien microfermier : « Je n’étais plus du tout avec ma famille »
Cultive… la différence
En créant Cultive, Baptiste Saulnier et Vanessa Correa ont pour ambition d’essaimer le maraîchage bio intensif sur tout le territoire. « Plus qu’une méthode, nous proposons un parcours en quatre “briques”. La première, c’est la formation d’un an avec, pour idée centrale, l’apport de toutes les compétences nécessaires : agronomie, gestion d’entreprise, commerce, etc. C’est inspiré de la méthode nord-américaine Fortier, très pragmatique, reposant sur la rentabilité économique et la justesse sociale. Elle permet d’éviter le rejet idéologique de l’irrigation ou le culte des variétés anciennes, souvent cause de problèmes voire d’échecs… La deuxième brique, c’est le salariat, pendant deux à trois années sur nos campus ou dans les fermes que nous avons accompagnées. La troisième, c’est la conception des fermes avec notre bureau d’études et la quatrième l’accompagnement, avec tous nos partenaires », explique Baptiste Saulnier. Avec un modèle, ou plutôt un « cadre », inspiré du Québecois Jean-Martin Fortier3 : une ferme d’un à cinq hectares, comptant un hectare de maraîchage (6 000 m2 cultivés pour trente à cinquante espèces, plus 4 000 m2 pour les circulations) et deux hectares de verger (une dizaine d’espèces ou de variétés), quarante heures de travail hebdomadaire, des salaires de départ fixés à 1 500 euros mensuels pour le salarié, 1 800 euros pour le manager et 2 000 euros pour le patron. En trois ans d’existence, Cultive a installé trois fermes et en a accompagné deux autres qui avaient du mal à s’en sortir. La société souhaite aujourd’hui installer douze campus dans les aires métropolitaines françaises pour remailler le territoire avec ces fermes particulières.
- https://wiki.itab-lab.fr/espacemaraichage/?ProjetMicoMaraichBio
- https://www.sival-angers.com/programme/references-technico-economiques-en-maraichage-diversifie-sur-petite-surface/?date=2025-01-1510451045
- Le Québécois Jean-Martin Fortier a développé un modèle de ferme maraîchère durable et rentable en agriculture biologique intensive. Il est l’auteur d’un livre qui fait référence en ce domaine depuis sa sortie en 2016, Le Jardinier-Maraîcher, manuel d’agriculture biologique sur petite surface, publié par Écosociété.