Règlement européen sur la déforestation : comment éviter de sortir les haches ?
RDUE, quatre lettres dont on n’a pas fini d’entendre parler et qui ont suscité maintes récriminations, tant au sein de l’Union européenne qu’hors de ses frontières. En clair, il s’agit du Règlement sur la Déforestation et la Dégradation des forêts qui entre en application progressive à partir du 31 décembre 2025 après avoir failli de nouveau être reporté d’un an. Pourquoi tant de litiges et comment apaiser certaines tensions ?
Par Alain Karsenty, économiste au Cirad, pour le 18ème numéro de la revue Sesame

On ne le sait que trop : des surfaces grandissantes de forêts sont arasées chaque année de la surface du globe. La faute aux incendies, certes, mais aussi à l’expansion de certaines cultures et élevages, responsables à eux seuls, en 2023, de la disparition de 6,4 millions d’hectares de ces précieux écosystèmes. Des activités agricoles qui occupent une place déterminante dans les causes sous-jacentes de la déforestation en Afrique et dans certaines zones d’Asie du sud-est et d’Amérique latine, sous la pression de multiples facteurs (hausse de la population rurale, réduction des terres disponibles, baisse de la fertilité des sols etc). Avec cette donnée importante qu’il convient de garder en mémoire : sur la période 2000- 2018, une étude FAO1 montre que 68% de la déforestation associée à l’agriculture (40% pour les cultures, 28% pour l’élevage) s’est produite sur de petites exploitations.
Chaque entreprise devra géolocaliser les parcelles dont sont issus les produits qu’elle souhaite commercialiser dans l’UE
Si l’Europe, elle, voit croître au contraire ses propres couverts boisés, elle participe bel et bien à cette destruction à l’échelle planétaire, via la consommation de produits importés. D’où le projet de la Commission Européenne (CE), adopté en juin 2023 : le « Règlement sur la déforestation et la dégradation des forêts » (RDUE) qui devait entrer en vigueur en décembre 2024, avant d’être repoussé à cette fin d’année 2025. Ce qu’il prévoit : que chaque opérateur, qu’il soit brésilien, africain, indonésien ou d’autres régions du Monde, garantisse, avant de mettre en vente un produit sur le marché européen (ou l’exporter depuis l’Union européenne) qu’il n’est pas associé à une terre qui aura été déboisée après le 31 décembre 2020. En clair, si le déboisement à des fins de mise en culture a été effectué avant cette date-butoir, il n’entre pas dans le champ du RDUE. Chaque entreprise devra dès lors géolocaliser les parcelles dont sont issus les produits qu’elle souhaite commercialiser dans l’UE, à l’aide d’un système de traçabilité. Les agriculteurs devront ainsi télécharger des données de traçabilité, y compris des coordonnées GPS, qui seront comparées à des images satellites. Quant aux produits en question, ils sont bien connus : l’huile de palme, le soja, le cacao, le café, la viande de bœuf, le bois et le caoutchouc naturel. La liste comporte également certains produits dérivés comme le chocolat, les meubles, les pneus, les produits imprimés…
Au vu des ambitions du RDUE, nombre d’ONG regrettent que son entrée en vigueur ait connu un tel report. Lequel était prévisible vue la levée de boucliers de nombreux Etats membres, tout aussi concernés par ces exigences concernant leurs productions de bois, soja ou bœuf, mais aussi d’autres grands pays exportateurs, suscitant des cas de litiges, des tensions diplomatiques et soulevant des problèmes de mise en œuvre sur le terrain.
DÉFINIR D’ABORD LA FORÊT…
Le RDUE ne limitera qu’à la marge la déforestation (…)
Mais avant même d’analyser ce qui coince, quelques remarques : d’abord, le RDUE ne limitera qu’à la marge la déforestation, entendue comme la conversion de milieux boisés en surfaces à usages agricoles (elle n’intègre donc pas les disparitions dues aux incendies). Dans la mesure où il concerne uniquement les produits mis sur le marché international. Or ce commerce transfrontières n’est responsable « que » de 20 à 25% de la destruction des forêts à l’échelle planétaire2, sachant de plus que l’UE voit baisser régulièrement sa part dans les importations mondiales de produits agricoles3 (12,2% en 2021). Vient ensuite le problème de la définition même de la forêt et, partant, de la déforestation. Car un même mot ne désigne pas les mêmes réalités dans le monde ! Si l’UE a adopté celle de la FAO (une forêt correspond à un couvert arboré supérieur à 10%, sur une superficie supérieure à 0,5 hectare, avec des arbres qui doivent pouvoir atteindre une hauteur minimale de cinq mètres à maturité in situ), quid des forêts claires tchadiennes ou des formations rabougries en altitude ? Bref, certains produits jugés issus de déforestation pour l’UE pourraient ne pas être considérés comme tels dans le pays d’origine. Lequel peut par ailleurs considérer « légale » la déforestation, tout en se voyant refuser ces produits en UE4. D’où cet argument d’ingérence et de barrière commerciale brandi par les pays du sud : en 2023, les ambassadeurs de 17 pays, dont le Brésil, la Malaisie, l’Indonésie, et la Côte d’Ivoire, ont dénoncé « l’approche indifférenciée de l’UE (…), qui ne tient pas compte des différences et des spécificités de chaque pays ».
Il faut dire que s’y ajoute un autre point litigieux : celui de l’analyse comparée des risques de déforestation pour chaque pays. Résultat : 70% des pays, dont tous ceux de l’UE, classés en risque faible et quatre pays classés en risque élevé, principalement en raison de l’existence de sanctions internationales existantes : la Corée du nord, la Biélorussie, la Birmanie et la Russie, qui commercent donc très peu avec l’UE. Enfin, la majorité des pays d’Amérique latine, une grande partie du continent africain ainsi que l’archipel indonésien figurent dans la catégorie de risque « standard ». Or c’est cette graduation qui conditionne le niveau de contrôle et d’obligations des opérateurs économiques. Fortement allégé pour les pays en risque faible, il est plus exigeant pour tous les autres. D’où ces mêmes ambassadeurs de dénoncer un « système de classement unilatéral intrinsèquement discriminatoire et punitif qui est potentiellement incompatible avec les obligations de l’OMC », et de prôner l’assouplissement des exigences de traçabilité pour les petits producteurs.
DES ALTERNATIVES POUR LES PETITS PRODUCTEURS ?
Peut-on envisager d’autres dispositions pour rendre cette réglementation moins conflictuelle et moins pénalisante pour les petits producteurs, nombreux dans certaines filières d’exportation, telle celle du cacao ?
Il y aurait une option réaliste pour ne pas marginaliser ces derniers : envisager une traçabilité non plus au niveau de parcelles mais à l’échelle de « territoires zéro déforestation ». Ceux-ci émaneraient d’un projet collectif des acteurs locaux (collectivités publiques locales comprises), contrôlés de manière indépendante et certifiés. Certes, cela offrirait moins de garantie qu’une traçabilité individuelle (les contrôles de cohérence des volumes produits seront moins évidents), mais les enjeux sociaux et les relations de l’Europe avec les populations rurales des pays du Sud méritent d’envisager un tel compromis.
Il serait nécessaire de distinguer les produits issus de déforestation légale ou illégale
De même, il serait nécessaire de distinguer les produits selon qu’ils sont issus de déforestation légale ou illégale. Une distinction plus acceptable politiquement, au nom du respect de la souveraineté de chaque pays. Une piste intéressante : combiner des mesures d’interdiction des produits impliqués dans la déforestation illégale et, lorsque la déforestation est autorisée dans les pays producteurs, différencier les droits de douane pour favoriser les produits labellisés « zéro déforestation » par des standards de certification choisis et évalués en permanence par l’UE.
- Branthomme A., Merle C., Kindgard A., Lourenço A., Ng W., D’Annunzio R., & Shapiro A. 2023. HowMuch Do Large-Scale and Small-Scale Farming Contribute to Global Deforestation. FAO, Rome.
- Pendrill F. et al., 2022. Disentangling the numbers behind agriculture-driven tropical deforestation. Science, 377 (6611)
- Chatellier V., Pouch T., 2023. La place de l’Union européenne dans le commerce mondial de produits agricoles et agro-alimentaires.
- Contrairement à la loi britannique qui prohibe seulement la déforestation illégale, le règlement européen ne distingue pas entre légal et illégal. Cela signifie que des produits issus de déforestation légale dans les pays d’origine seront jugés inacceptables pour l’UE.
