De l'eau au moulin

Published on 16 février 2021 |

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Quelle biodiversité dans les champs cultivés ?

Par Philippe Jauzein, professeur de botanique et malherbologie, AgroParisTech

Le cortège des messicoles, ou « plantes des moissons », a presque été éradiqué par l’intensification du labour, la fertilisation azotée, l’usage des pesticides et le tri des semences. Leur intérêt patrimonial et pour la biodiversité est certain, mais il faudrait que des agriculteurs jouent les conservateurs. Ce n’est pas gagné.


Pour préciser le cadre de ce propos nous n’envisageons, dans la biodiversité des champs, que les plantes à fleurs, en omettant donc toutes les relations qu’elles entretiennent avec les autres groupes d’êtres vivants. Elles que l’on appelle communément « mauvaises herbes », nous les nommons « adventices des cultures » pour en effacer le caractère trop négatif.
Ensuite, la notion de biodiversité est galvaudée dans la littérature. Nous ne tiendrons pas compte de la « biodiversité domestique », qui est la somme de tous les cultivars créés par les acteurs de l’amélioration des plantes, très éloignée de la protection de la nature, voire antinomique.

Adventices indigènes et archéophytes

Il s’avère ensuite indispensable de scinder les adventices en deux groupes : les plantes indigènes, qui ont trouvé dans les champs un espace favorable à leur expansion, et les espèces étrangères, introduites depuis des contrées plus ou moins lointaines. Seules les premières constituent une biodiversité originelle.

Parler de biodiversité, en vue de sa préservation, n’a de sens que si l’on se limite au patrimoine. Dans les champs cultivés, cette notion englobe deux domaines totalement différents : le patrimoine biologique, pour les plantes indigènes (valeur estimée par le degré de rareté) et le patrimoine culturel, pour les plantes traditionnellement liées aux milieux agricoles et intégrées dans la flore spontanée par la conscience collective (dénommées « archéophytes », comme le bleuet ou le coquelicot). À ce stade, de nombreux travaux restent à faire pour attribuer à toutes les adventices un statut d’indigénat, préalable indispensable à toute velléité de préservation de la flore. Devant le retard pris par la France, le CNRS a financé un groupement de recherche pour les Archéophytes et Néophytes de France, le GDR ANF.

Dans la suite, nous exclurons les néophytes1, végétaux récemment introduits, plus ou moins invasifs, et justement considérés comme des ennemis de la biodiversité patrimoniale ! Un accord international les classe comme deuxième cause de perte de biodiversité après la destruction des écosystèmes.

Un bilan désolant

Des documents récents montrent à quel point la flore des parcelles cultivées a périclité : on peut comparer la fréquence des archéophytes estimée dans la « Flore des environs de Paris », de Cosson et Germain (1861)2, à leur répartition présentée dans la nouvelle « Flore d’Île-de-France » en 20113. Pour les statuts d’indigénat, on pourra se reporter au chapitre introductif ou dans l’application téléchargeable FLORIF4.

Il suffit d’ailleurs de scruter les étendues de cultures intensives, si rarement émaillées d’adventices, pour réaliser l’étendue de cet appauvrissement5.

Ainsi, sur les 1 200 espèces signalées dans les champs cultivés en France, environ le quart est en voie de raréfaction. Près de la moitié de la perte de biodiversité végétale en France résulte de l’appauvrissement des champs cultivés.

En Île-de-France, la situation est encore plus critique. Environ le quart des espèces présentes en céréales au début du XXe siècle a définitivement disparu, et un autre quart subit un effondrement des populations. Donc, la moitié des espèces agrestes de la région est en passe de s’éteindre à moyen terme. À titre d’exemple, le genre Adonis était représenté par trois espèces, les « Gouttes-de-sang », qui ponctuaient de rouge vif les céréales ; déjà « assez rares » du temps de Cosson et Germain, l’une d’entre elles a disparu, les deux autres se trouvent au bord de l’extinction. Il faut bien réaliser à quel point nombre d’espèces ont subi une restriction spatiale qui les relègue à une étroite interface de 10 cm entre la bordure herbeuse et la parcelle en culture désherbée.

Une timide volonté d’agir

Les discours de mise en œuvre d’une stratégie nationale en 2004 ont proposé un engagement de la France : arrêter en 2010 la perte de biodiversité ! C’est déconnecté des réalités. L’appauvrissement floristique des milieux agricoles continue à s’intensifier : les derniers îlots de diversité (Cerdagne, Grands Causses, sud des Alpes) se résorbent dramatiquement.

Devant l’urgence de la situation, le ministère chargé de l’Environnement a lancé un Plan National d’Actions (PNA) pour la préservation de la flore des céréales (voir Cambacédès et al., 2012, https://www.ecologie.gouv.fr/plans-nationaux-dactions-en-faveur-des-especes-menacees). La mise en place des actions, lente et très localisée, représente malgré tout un effort louable, surtout avec la proposition faite en 2019 d’étendre les études aux cultures pérennantes6, autre milieu très riche en espèces menacées. Ce PNA a listé une cinquantaine d’espèces en situation critique : la moitié correspond à des archéophytes. Inversement, sur l’ensemble des archéophytes de France, 50 % figurent sur cette liste : cette fragilité est consécutive à leur inaptitude à coloniser d’autres milieux.

Si ce projet donne une chance aux plantes adventices des moissons de se maintenir dans quelques régions refuges – sous condition d’une incitation financière au sein de structures comme les parcs régionaux –, il intervient trop tard pour la plupart des régions françaises déjà désertifiées. Il ne suffit pas de cibler la protection sur quelques exploitations ponctuelles. La préservation de la biodiversité n’a de sens que si les espèces survivent dans leur diversité, ce qui nécessite l’établissement de corridors ou, au moins, d’échanges entre agriculteurs d’une même zone biogéographique. La situation critique du Bassin parisien conduit à réintroduire localement les espèces archéophytes, mais il s’agit davantage de muséologie que de réel maintien de la biodiversité.

Le retour des adventices ?

Devant les pressions écologistes actuelles et le souhait (nous ne dirons pas la volonté, car elle nous paraît à court terme utopique) de limiter fortement l’utilisation des herbicides, certains envisagent un retour de la diversité des adventices. Il ne faut pas rêver ! Certes, sur la base d’une agriculture extensive, le nombre d’espèces pourrait réaugmenter. Mais il ne s’agira que d’espèces courantes : la banalisation extrême de la diversité floristique – on retrouve toujours les mêmes vingt espèces de plantes partout dans les céréales, en France et ailleurs dans le monde – ne pourra évoluer qu’en biodiversité ordinaire. Beaucoup d’écologues ne travaillent plus que sur cette flore commune… comme s’ils avaient déjà tiré un trait sur la flore patrimoniale !

Désherbage vs enherbement

Un intéressant champ d’investigation se profile avec la suppression du glyphosate, en particulier dans les cultures pérennantes. Le désherbage intensif des vignobles à base d’herbicides persistants a souvent fait place à un « enherbement naturel maîtrisé », technique généralement centrée sur l’utilisation raisonnée du glyphosate. Son abandon va inciter une partie des agriculteurs à revenir à un travail du sol… et d’autres, ceux qui ne pourront supporter le coût de cette reconversion, à abandonner leurs parcelles. Donc deux thèmes sont à suivre : l’évolution floristique des parcelles devenues biologiques et l’intensification de la déprise agricole (favorable aux néophytes). Car, le souhait de préserver la biodiversité des champs et le maintien d’un tissu agricole sont antagonistes. Seule certitude : la protection des espèces patrimoniales est incompatible avec la rentabilité d’une exploitation moderne !

Quelques conclusions désenchantées

En France, près de 300 espèces des champs cultivés se raréfient, sans que quiconque s’émeuve vraiment. Il est vrai qu’une seule semble définitivement éteinte… Filago neglecta a disparu7 avant d’avoir livré le mystère de ses origines, éliminée par une autre espèce qui ne vaut guère mieux : Homo sapiens. Le faible nombre d’extinctions cache le phénomène alarmant d’effondrement des populations de toutes les plantes rares des champs.

Parmi les catégories les plus menacées, les archéophytes paient le plus lourd tribut. Ces espèces originaires du Moyen-Orient ou de Méditerranée orientale ont suivi l’homme dans ses premiers pas vers une agriculture sédentaire. À l’intérêt de préserver ce patrimoine culturel s’ajoute leur attrait ornemental : bleuets et coquelicots, mais aussi (plus rares) adonis, nielles, nigelles, pieds-d’alouette, saponaires des vaches… On trouve, aujourd’hui, ces espèces méconnues dans des mélanges fleuris sous la forme de cultivars horticoles améliorés – et qui sont à proscrire8 dans les parcelles cultivées si l’on veut préserver les génotypes sauvages !

La protection de cette flore, nécessitant une gestion extensive, ne pourra s’organiser sans des moyens financiers européens de soutien aux agriculteurs volontaires. Encore faudrait-il que ceux-ci abandonnent la mentalité productiviste, comme le font des agriculteurs suisses ou allemands. L’exploitant vraiment protecteur de la nature sera celui qui évite de désherber les bordures, jusqu’à laisser dans les céréales une bande riche en messicoles. En plus de limiter les fuites latérales d’intrants, cette bande pourrait égayer l’austérité actuelle des plaines cultivées.

Il existe aujourd’hui des bandes fleuries à l’usage des pollinisateurs. Y associer les plantes messicoles serait une voie pour assurer aussi la protection de cette flore. Encore faudra-t-il étudier et mettre au point ces associations. Plus largement, on sait, depuis plusieurs années, déjà, que l’agroécologie requiert de réintroduire ou de gérer autrement la biodiversité cultivée ou associée (voir https://osez-agroecologie.org/les-messicoles-des-plantes-de-service).


  1. Voir « Agriculture et biodiversité des plantes », dans Les Dossiers de l’environnement de l’INRA n° 21, p. 43-64, Paris, 2001.
  2. Voir ICI
  3. Jauzein P., Nawrot O., Flore d’Île-de-France. Clés de détermination, taxonomie, statuts, tome 1, 970 pages, Quae, Paris, 2011.
  4. Voir ICI
  5. « Agriculture et biodiversité des plantes », op.cit., p. 65-78.
  6. Ces cultures restant en place un certain nombre d’années, essentiellement des vignes et des vergers, peuvent favoriser indirectement certaines plantes annuelles à cycle long des plantes prairiales ou de friches, et les mauvaises herbes vivaces.
  7. La plante aurait disparu vers 1960 avec la déprise agricole. Il n’existe que des spécimens d’herbiers : voir Ici
  8. Il est important que soient ressemées des plantes sauvages régionales et récoltées au champ. Voir PNA Messicoles p. 98, 102 et 104. Depuis 2012, deux labels ont été créés, « Vraies messicoles » et « Végétal local ».

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