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Quel heurt est-il ? Incendie pins alep

Publié le 17 décembre 2025 |

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« Mégafeux » méditerranéens : qu’est-ce qui attise les braises ?

Depuis les villages vignerons des Corbières jusqu’aux villas des stars du cinéma en Californie, les feux de l’été 2025 d’une ampleur inédite se sont nourris de déprise agricole et de monocultures industrielles. Et, en Espagne, ces incendies dits de « sixième génération » ont aggravé le « coup du lapin climatique ».

Un dossier de Stéphane Thépot, pour le 18ème numéro de la revue Sesame (décembre 2025)

Les pompiers l’ont baptisé « l’Ogre des Corbières ». L’incendie qui a parcouru plus de 16 000 hectares au mois d’août 2025 dans l’Aude est encore localement dans tous les esprits. Mais, avant ce « mégafeu » qui a noirci cette petite « mer de vignes » dans un océan de garrigues, trois autres incendies avaient déjà frappé dès le mois de juillet. C’est tout le massif qui s’étend dans un « triangle des Bermudes » terrestre entre Narbonne, Perpignan et Carcassonne qui a été la proie des flammes. Ce qui a le plus marqué les villages qui, jadis, abritaient presque tous une cave coopérative : la vigne ne semble plus capable de stopper ce tsunami de feu. Attisé par une tramontane soufflant à plus de cinquante kilomètres à l’heure, « l’Ogre », parti en milieu d’après-midi depuis le bord d’une petite route départementale entre Lagrasse et Ribaute, a chaussé ses bottes de sept lieues. « Il a dévoré 12 000 hectares de forêts et 700 hectares de vignes sur dix-sept communes », rapportent deux agents de l’Office National des Forêts (ONF) chargés de la lutte contre les incendies dans le département. « Il y a quinze ans, le feu se serait arrêté à Fabrezan », assure Ludovic Roux, établi depuis des générations dans le village de Talairan (430 habitants).

« La crise agricole ne date pas des incendies de l’été, elle dure depuis des décennies »

Éric Ménassi

Ce solide vigneron préside la coopérative des Terroirs du Vertige qui assure la vinification de 50 000 hectares disséminés sur une trentaine de communes de l’ancien pays cathare. La fonction de coupe-feu des parcelles est régulièrement mise en avant par la filière vini-viticole. Surtout depuis les campagnes d’arrachage subventionnées par l’Union européenne. « Dans le département de l’Aude, où 5 000 hectares supplémentaires ont disparu, dont 50 % dans les Corbières, il ne reste plus que 60 000 hectares dédiés à la production de vin », s’alarme Ludovic Roux. Le vigneron coopérateur a été élu en février à la présidence de la chambre d’agriculture. Dans tout l’ancien « Midi rouge », les friches sont montrées du doigt comme autant de symptômes d’une déprise agricole plus profonde. « La crise agricole ne date pas des incendies de l’été, elle dure depuis des décennies », observe Éric Ménassi, président de l’association des maires de l’Aude. Selon une étude détaillée menée par un géographe dans le département voisin de l’Hérault1, plus de la moitié des vignes arrachées entre 1980 et 2011 sont restées en friche. Un rapport établi en 2018 par les pompiers de l’Aude en a comptabilisé 15 000 hectares, venus s’ajouter aux espaces en déprise dans ce seul département2. En revanche, en Espagne, touchée encore plus durement par les feux estivaux rebaptisés « incendies de sixième génération », personne n’évoque la fonction de « pompiers » des vignobles. De l’autre côté des Pyrénées, où les arrachages de vignes ont pourtant concerné 93 000 hectares, on préfère mettre en avant le rôle des troupeaux pour assurer la sécurité des pueblos rongés par un exode rural massif encouragé en son temps par le général Franco3.

DES MOUTONS OU DES VIGNES PLUTÔT QUE DES CANADAIRS ?

En France, dans le Lot, ce ne sont pas les viticulteurs du vignoble de Cahors mais les éleveurs ovins du département qui ont montré la voie au siècle dernier. Leur slogan était destiné à marquer les esprits, après deux incendies successifs qui avaient embrasé les secteurs de Cabrets (1989) et de Luzech (1998). « Des moutons plutôt que des Canadairs », plaidait alors Étienne Lapèze, président de la chambre d’agriculture du premier département ovin de France en nombre de têtes. Les deux filières (viande et lait) avaient alors réussi à décrocher des subventions de l’Europe au nom de l’entretien des paysages par le canal des Associations de Développement, d’Aménagement et de services en Environnement et en Agriculture (ADASEA). « Verser un revenu décent aux bergers n’est pas une injure faite au contribuable, si le mouton, par la seule présence humaine qu’il suppose, rend la nature moins inflammable », appuyait Le Monde dans un article de 1989 frisant le lyrisme4. Ces externalités positives, comme disent les économistes, ont pu être contractualisées dans les premiers Contrats Territoriaux d’Exploitations (CTE) inscrits dans la « loi Glavany » de 1999.

Aujourd’hui, appuyé sur les pratiques ancestrales de l’élevage transhumant, l’agropastoralisme a le vent en poupe. On observe même des troupeaux aux portes des métropoles, conduits par de nouveaux bergers sous contrat avec des villes pour faire office de « tondeuses » folkloriques à quatre pattes. Succès garanti auprès d’un public urbain. Dans les campagnes, c’est une autre affaire… « Mon père avait un berger qui transhumait l’hiver dans les vignes du domaine », rapporte Jean Lignières, qui a repris l’exploitation familiale d’une centaine d’hectares à Moux, entre Carcassonne et Lézignan. Adepte de l’agriculture biodynamique, ce vigneron, qui est aussi médecin généraliste, avait bien tenté de poursuivre la tradition. Mais il a cessé de laisser les brebis pacager dans ses vignes, ce qui apportait pourtant une fumure naturelle bienvenue, lorsqu’il a commencé à suivre les préceptes de l’agroforesterie : le troupeau risquait de dévorer les jeunes pousses des haies plantées entre les parcelles pour attirer oiseaux et insectes.

À Talairan, Ludovic Roux, quant à lui, se rappelle que la commune abritait jadis jusqu’à vingt et une bergeries. La nature ayant horreur du vide, de nombreux bâtiments rustiques construits en pierre à l’écart des villages se sont transformés en résidences secondaires. « La réhabilitation récente de nombreuses bergeries isolées sur le piémont oriental, colonisé par la forêt au cours des trente dernières années, a été une des problématiques aggravantes du feu de Peyriac-deMer en 2014 », observent les pompiers de l’Aude dans leur bilan des incendies passés dans le département.

PINS D’ALEP ET EUCALYPTUS SOUS LE FEU DES CRITIQUES

Vigneron retraité, Luc Castan a lancé une croisade très médiatisée depuis son élection à la mairie de Roquefort-des-Corbières. Le nouvel élu a fait appel à un éleveur de chèvres venu de Cintegabelle (Haute-Garonne) pour débroussailler les abords de son village. Roquefort vit un phénomène nouveau dans le coin : l’ancien village gagne des habitants à mesure qu’il perd des agriculteurs. L’arrivée du troupeau de chèvres du Rove, une race aux spectaculaires cornes en spirale venue des environs de Marseille, n’a toutefois pas été vue d’un bon œil à la sous-préfecture de Narbonne et à l’ONF. Les caprins n’allaient-ils pas transformer le coin en désert ? Le maire, soutenu par Jean Lassalle lors de sa victoire sur le fil à Roquefort, en poussant les chèvres dans la garrigue, espère mieux contester la politique de « régénération naturelle » de la forêt défendue par l’Office national. « Cela ressemble plutôt à du laisser-aller naturel », raille-t-il dans Le Monde5. Sa cible, ce sont surtout les pins d’Alep, introduits dans la région avec les premières stations balnéaires dans les années 1970, qui se transforment en torchères lorsqu’ils s’enflamment.

Au Portugal et en Espagne, ce sont les eucalyptus qui sont montrés du doigt. Ces arbres à croissance rapide importés d’Australie sont réputés hautement inflammables, à cause de l’huile au parfum camphré contenu dans leurs écorces qui pèlent et du tapis de feuilles sèches qui s’accumulent à leur pied. Le Portugal a pris des mesures pour tenter de contenir l’expansion de cette espèce jugée invasive depuis le grand incendie de 2017 qui a causé la mort de soixante-quatre personnes. « La monoculture de l’eucalyptus pour l’industrie papetière a remplacé les plantations traditionnelles d’oliviers et de chênes lièges sur les terres agricoles », déplorait l’écologiste portugaise Manuela Cunha en septembre dernier dans les pages de Basta!

 « Les incendies ne sont dus ni au type de peuplement ni à l’essence qui le compose, mais à l’énergie qui en a provoqué l’éclosion »

Christophe Chantepy

En Espagne, dans la région frontalière de la Galice, ce sont des brigades de volontaires équipées de tronçonneuses qui s’attaquent à cette même essence, pour favoriser le retour d’espèces autochtones, comme le chêne ou le châtaignier6. Selon le WWF Espagne, l’eucalyptus servirait toutefois de bouc émissaire, dissimulant une gestion défaillante d’espaces boisés. Et de faire valoir que l’arbre est absent des zones qui brûlent le plus dans la péninsule ibérique… Une étude internationale, cosignée par des chercheurs du centre Inrae d’Aquitaine et du CEA après les incendies géants de l’hiver 2020 en Australie, souligne la grande capacité de résilience des eucalyptus qui, après la pluie, ont repoussé (presque) aussi vite qu’ils avaient flambé. Chez nous, l’ONF fait le distinguo entre ces arbres « résilients », dont fait aussi partie le pin d’Alep, et les essences « résistantes » comme le chêne liège : son écorce le protège davantage des flammes. « En termes de prévention, les incendies ne sont dus ni au type de peuplement ni à l’essence qui le compose, mais à l’énergie qui en a provoqué l’éclosion », explique Christophe Chantepy, expert national de la Défense de la Forêt Contre les Incendies (DFCI).

CONTRE-FEUX

« Je préfère parler de feux de végétation plutôt que de feux de forêts »

Charles Cassar

Faudrait-il se résigner à laisser les incendies s’éteindre d’eux-mêmes, comme c’est parfois le cas pour les immenses feux jugés incontrôlables dans les parcs nationaux américains ou le Grand Nord canadien ? Au-delà de la vitesse de propagation de « l’Ogre des Corbières » et l’étendue des surfaces parcourues, c’est le temps qu’il a fallu pour en venir définitivement à bout qui devrait retenir l’attention. L’incendie du 5 août 2025 a été officiellement déclaré éteint le 28 août, après une reprise du feu noyée par des hélicoptères bombardiers d’eau le 17 août. Un mégafeu qui, par sa durée, s’apparente à ceux qui ont mobilisé d’importants moyens en hommes et en matériel dans les Landes et en Gironde durant l’été 2022. Mais le point commun s’arrête là. Impossible de comparer les plantations rectilignes de pins des Landes, entreprises sous Napoléon III pour « assainir » des zones marécageuses sur la façade atlantique, aux buissons épineux de genévriers, arbousiers et chênes kermès de la garrigue ou au maquis méditerranéen. « Désolé, ce n’est pas de la forêt, mais de la broussaille », lâche Ludovic Roux. Le président de la chambre d’agriculture de l’Aude peste au passage contre ces terres en friche déclarées en préfecture comme des zones forestières « pour des raisons fiscales ». L’ancien patron des pompiers de l’Aude et de l’Hérault abonde : « Je préfère parler de feux de végétation plutôt que de feux de forêts », confie Charles Cassar, désormais retraité7.

Et puis, reste ce levier que les spécialistes des incendies connaissent bien : le meilleur moyen de lutter contre un feu c’est d’allumer un contre-feu. En la matière, si la pratique ancienne du brûlage pastoral, dit écobuage, pour régénérer les sols (une survivance des « cultures sur brûlis » réservées aux tribus de Bushmen ou d’Amérindiens dans la Selva d’Amazonie) est de plus en plus sévèrement contrôlée et réglementée, elle est désormais remplacée par des campagnes de « brûlage dirigé » réservées aux seuls « soldats du feu ». Une mise à l’écart des éleveurs au profit des sapeurs forestiers qu’ont analysée, en 2010, Jean-Christophe Paoli et Pierre Mathieu Santucci, chercheurs du centre Inrae de Corte pour le cas de la Corse8. La technique du brûlage, jadis réprimée au nom de la lutte contre les incendies dans le maquis, a en tout cas bel et bien été réhabilitée. Elle figure même dans la doctrine officielle du centre Valabre, qui forme notamment des agents de la sécurité civile du Sud-Est de la France au brûlage dirigé. En revanche, les derniers éleveurs sur « parcours » à la mode sarde en ont été écartés au nom de « l’idéologie de l’herbe », expliquent les deux chercheurs corses. En clair, un mouton bien gras c’est un mouton qui ne bouge pas et une chèvre bien élevée doit rester enfermée pour ne pas risquer d’être infestée de parasites…

LE « COUP DU LAPIN CLIMATIQUE »

« L’Ogre des Corbières » et ses petits prédécesseurs du mois de juillet pourraient en définitive être considérés comme des nains de jardin, comparés aux incendies dantesques qui ont ravagé le Sud de la Californie en janvier 2025. Si une personne est décédée dans un lotissement de Saint-Laurent-de-la-Cabrerisse, on compte vingt-quatre décès dans le comté de Los Angeles, 130 000 personnes évacuées et plus de 2 000 immeubles et habitations détruits, dont les luxueuses villas de quelques stars d’Hollywood. Comme dans la pointe sud-est de l’Occitanie, l’Eldorado californien a essuyé de violentes rafales de vent lorsque les feux se sont déclarés, après six mois d’une sécheresse caniculaire. La région avait auparavant connu un épisode de pluies intenses. C’est « le coup du lapin climatique », rapportait Valérie Masson-Delmotte à Médiapart, le 6 août dernier : la végétation boostée par les pluies a servi de combustible aux incendies, explique la climatologue en évoquant « le climat méditerranéen » de la côte ouest américaine.

Éric Ménassi © par Gilles Sire

Toute la façade méditerranéenne et ses arrière-pays ont l’habitude de ces brusques oscillations météorologiques. En novembre 1999, un épisode de pluies dites « cévenoles » a provoqué la mort de trente-cinq personnes, dont vingt-six dans le département de l’Aude. Le président de la chambre d’agriculture est parfaitement conscient que l’eau, si précieuse, peut se révéler plus dangereuse encore que le feu. « On a activé pour la deuxième fois l’association des agriculteurs sinistrés pour les victimes de l’incendie de Ribaute », rapporte Ludovic Roux. Éric Ménassi a proposé de son côté l’assistance technique du syndicat mixte, créé pour réparer les dégâts des crues du siècle dernier, aux terroirs des Corbières ravagés par les incendies. Le président de l’association des maires du département était aux premières loges en 2018, lorsque sa commune de Trèbes a essuyé la dernière inondation meurtrière de la rivière de l’Aude. « On ne pourra pas reconstruire à l’identique », prévient l’élu qui a endossé, bien malgré lui, le costume de « monsieur Catastrophe » du département.

Éric Ménassi se déclare intéressé par la proposition audacieuse avancée par le nouveau président de l’association Écologie du Carcassonnais, des Corbières et du Littoral Audois (ECCLA). Christian Crépeau, géographe, qui réside à Saint-Laurentde-la-Cabrerisse quand il n’est pas en mission professionnelle dans un pays lointain, a suggéré d’organiser la lutte contre les incendies à l’échelle de syndicats de massifs, inspirés des syndicats de rivières, pour « se substituer aux propriétaires publics ou privés défaillants ». « Cette suggestion faite de pragmatisme mérite a minima d’être débattue et expérimentée collectivement », assure le président de l’association des maires du département. Elle est déjà à l’étude dans la haute vallée de l’Aude.

Lire aussi

  1. Lire notre enquête précédente, « Arracher les vignes, et après ? », Sesame 17, mai 2025. https://revue-sesame-inrae.fr/ arracher-la-vigne-et-apres/
  2. Département de l’Aude. Plan départemental de protection des forêts contre l’incendie, 2018-2027 https://www.aude.gouv.fr/contenu/ telechargement/15199/113591/file/pdpfci-2018-2027-def.pdf
  3. « De l’exode rural à l’émergence d’un discours écologique en Espagne (1950-2020) », thèse de doctorat de Cécile Beau, 2022.
  4. « L’élevage des ovins et la lutte contre les incendies. La disgrâce des bergers », Le Monde, 8 juin 1989.
  5. « À Roquefort-des-Corbières, des chèvres broutent le feu hors de la forêt », M le mag, 27 juillet 2022.
  6. « Incendies : pourquoi l’eucalyptus est au centre des tensions en Espagne », Reporterre, 9 sept 2025.
  7. Actu.fr Occitanie, 12 août 2025.
  8. https://draaf.corse.agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/paoli_santucci_Le_probleme_des_parcours__cle048fd1.pdf

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