Publié le 22 juin 2017 |
0L’invention de… l’innovation
par Egizio Valceschini1
L’innovation… Le concept semble indémodable. Alors même qu’il aurait pu être mis à mal par telle ou telle nouvelle technologie fortement contestée (songeons aux OGM), il apparaît toujours comme une des finalités ardemment souhaitées de la recherche scientifique ; Au point que récemment, la Direction générale de la recherche de la Commission européenne s’est adjoint le terme pour s’appeler désormais DG R&I ; de même, l’Inra n’organise-t-il pas une école-chercheurs intitulée « Co-construire l’innovation avec la société et le monde économique » ? Normal, direz-vous, pour un institut de recherche finalisée. Pourtant cela n’a pas toujours été le cas. Car l’innovation a une histoire, celle de son invention.
Le Graal des pays industrialisés
Si, à la création de l’Inra, en 1946, et jusque dans les années gaulliennes de croissance et de progrès économiques, le leitmotiv est la productivité, la fin des années 1960 voit l’avènement d’un nouveau paradigme : l’innovation. Une rhétorique qui, couplée au volontarisme industriel de l’Etat, s’impose très rapidement. Il faut dire qu’elle cristallise les espoirs de lutter efficacement contre la crise économique d’après les chocs énergétiques de 1973 et 1979. Au début des années 1980, la recherche et l’innovation sont ainsi considérées comme l’un des moteurs les plus puissants des stratégies industrielles et technologiques, forcément « innovantes » et donc à coup sûr « gagnantes ». Dès lors, ce qu’il est convenu d’appeler « l’économie de l’innovation » devient le sous-bassement d’une mutation technologique et économique de grande ampleur au sein des économies industrialisées.
Capacité à transformer.
Pour comprendre cette success-story, revenons à la fin des années 1960, quand la croissance économique est déjà ralentie et que les « dégâts du progrès » sont pointés notamment par le Club de Rome, questionnant fortement l’idéal de productivité. Dès la seconde conférence des ministres de la Science des pays membres de l’OCDE, en 1966, cette organisation porte avec enthousiasme l’idée d’innovation et convoque la science avec vigueur. C’est que l’efficacité de l’investissement public en faveur de la science est contestée : « L’effort de recherche bien qu’il soit nécessaire, ne suffit aucunement à susciter l’innovation », souligne aux États-Unis le fameux rapport Charpie de 1967. Toute la difficulté consiste alors à décliner le volontarisme autour de l’innovation dans des politiques publiques intégratives ; dans cette perspective, la recherche scientifique ne prime plus en tant que telle, mais c’est bien la capacité à transformer les résultats scientifiques en innovations qui devient central et doit être l’objet du soutien des politiques. Au niveau national et international, pour donner un élan puissant à une mutation économique, le triptyque gagnant science/innovation/croissance est affirmé par l’éminent économiste Keith Pavitt de la direction des affaires scientifiques de l’OCDE.
La France a des idées
Le phénomène est bien plus nouveau qu’il n’y paraît. Car dans la France des années 1950 et 1960, si l’idée d’innovation est bien présente, elle ne porte ni la politique économique, ni la politique scientifique. Jusqu’à la fin des années 1960, la politique de l’innovation est ainsi restée dans l’ombre de la politique scientifique. Ce n’est qu’au tout début des années 1970, dans le droit fil de l’OCDE et en référence à l’exemple américain popularisé par le bestseller de Jean-Jacques Servan-Schreiber « Le défi américain », que la puissante DGRST se fait l’écho des premiers pas vers une telle démarche. André Staropoli, universitaire, alors chef du service de l’Information et des relations extérieures de cette dernière, écrit ainsi dans « Le Progrès scientifique » une véritable ode à l’innovation : « L’innovation(…) résulte d’une opération de développement, prélude à la fabrication d’une présérie, inaugure la production industrielle. Elle est, pourrait-on dire, l’étape ultime du processus complexe de la recherche (…). Elle est animée par la croyance au progrès, à l’amélioration de l’humanité grâce notamment à la recherche scientifique, et refuse ce qui est en place. Elle croit à l’avènement du règne des lumières, à un idéal perfectible fondé sur la science – contre l’inertie ou l’immobilisme réactionnaire, elle est la contestation, non pas des sociologues, mais des ingénieurs.(…). Si l’on considère raisonnablement le phénomène de l’innovation, on voit bien que ce qui caractérise la situation d’aujourd’hui, ce n’est pas l’existence ou le besoin d’innovation – ils existent depuis toujours- mais c’est l’urgence ! Il existe comme un engrenage dans les pays industrialisés qui conduit au renouvellement des produits et qui exige en conséquence un nombre considérable d’innovations de toutes sortes. C’est ce que nous continuons d’appeler le progrès (pour le bien, ou pour le pire).»
En ce même début des années 1970, un autre lien est établi, cette fois entre innovation, libéralisme économique et initiative des entrepreneurs, en référence à l’idée « de création destructrice » de Joseph Schumpeter. Michel Drancourt, journaliste économique, militant du courant néolibéral qui commence à l’époque à poindre en France, chantre de l’entreprise et de l’Europe de marché, s’en fait le porteur zélé : « Nous devons donc nous préoccuper de promouvoir une vaste politique d’innovation. » Il participe à la plupart des groupes de réflexion qui, dans le giron du pouvoir pompidolien, réfléchissent à la question de l’innovation, notamment autour de François-Xavier Ortoli. C’est ainsi que l’innovation industrielle devient le pivot de toute politique recherchant l’augmentation de la productivité, la compétitivité et l’équilibre de la balance commerciale. A la source de ce cercle vertueux, la recherche fondamentale, qui doit donc être protégée. Dans un pays comme la France, dépourvu de ressources énergétiques, le discours sur le potentiel d’innovation redonne espoir : à défaut d’énergies fossiles, la France a des idées, et un tissu industriel à même de valoriser les travaux de son appareil scientifique.
L’innovation à l’envers
Deux chocs pétroliers plus tard, si l’heure des comptes pour les pays sous dépendance énergétique a sonné, l’idée d’innovation quant à elle trouve, s’il en était besoin, un nouveau ressort. C’est ensemble que s’expriment l’Industrie et la Recherche, par la voie du ministre André Giraud et du secrétaire d’État Pierre Aigrain, dans un communiqué de presse en juin 1979 : l’innovation « constitue un des facteurs essentiels de réadaptation de l’économie française aux nouvelles conditions du monde. (…) c’est par l’adaptation et par l’innovation que la France sortira de la crise. L’innovation exige aussi le développement et le maintien d’un secteur de recherche de qualité, dont il faut veiller à l’interpénétration étroite avec le secteur productif.» En mai 1979, une Mission à l’innovation est placée auprès du ministre de l’Industrie : elle a intégré le dispositif politico-administratif.
Et ce n’est pas fini… Car après l’élection en mai 1981 de François Mitterrand, le « retard technologique » est pointé par le nouveau pouvoir comme l’une « des causes du déclin de l’industrie française. » L’Etat engage une politique industrielle très volontariste, appuyée notamment sur la recherche, pour réorganiser l’ensemble de l’appareil industriel autour de grandes « filières d’innovation ». Les potentialités des biotechnologies laissent entrevoir une mutation radicale des façons de produire et font penser qu’une filière de valorisation de la matière renouvelable peut faire partie de ces « filières d’avenir ».
Enjeux agroalimentaires.
Et l’Inra ? Via les biotechnologies, la mutation économique de l’Occident touche aussi l’agriculture et l’alimentation. Dans les années 1970, mais surtout dans la décennie suivante, l’Institut reprend à son compte l’innovation comme finalité majeure, la liant en particulier aux enjeux de l’agroalimentaire, un domaine où il s’est mis à investir fortement depuis 1970. Son chef charismatique, Jacques Poly, brossant « le tableau des nouvelles frontières de l’agro-alimentaire », écrit alors: « La situation du marché international et le progrès scientifique et technique vont induire une nouvelle mutation de grande ampleur.» Particulièrement actif, le département d’Economie et de sociologie rurales recrute quelques jeunes économistes universitaires sur la thématique de l’innovation et engage des programmes sur les transformations économiques liées à « l’innovation dans les semences » et au « changement technique dans les industries liées à l’agriculture». Pourtant, déjà à l’époque, Thierry Gaudin, en charge de la politique de l’innovation au ministère de la Recherche avait fait part de ses doutes : « Avec le temps, le concept d’innovation, au lieu de se meubler de connaissances et de certitudes, me remplissait au contraire de doutes, creusait constamment l’écart entre ce qui est et ce qui est dit.» Et de proposer : « J’aborde en effet l’innovation à l’envers, en disant : les idées et les actes naissent de l’espoir d’être entendus. Ce n’est pas de leur production qu’il s’agit, mais de l’écoute qu’ils rencontrent. » La porte est ouverte à la prospective.
- Egizio Valceschini et directeur de recherches Inra, est président du Comité d’histoire de l’Inra et du Cirad, et Odile Maeght-Bournay, doctorante. Ils ont co-écrit, avec Pierre Cornu, « Entre science et politique. Une histoire de l’Inra, 1946-2016.» Ed. Quae, à paraître en octobre 2017