Publié le 22 décembre 2017 |
0[Lieux dits] Développement, l’art d’accepter l’interdépendance
Patrice Duran, président du Conseil National de l’Information Statistique (CNIS), professeur des universités, École normale supérieure de Paris Saclay. Propos recueillis par Jean-Marie Guilloux
Votre phrase clé du développement est : « Comment est-on une ressource pour autrui ? » Que signifie ce principe ?
Dans les années 1960, le terme croissance était à l’honneur dans les pays industrialisés, le développement étant réservé aux pays que l’on considérait constitutifs du tiers-monde, dits « en voie de développement ». La croissance relève alors d’une logique d’augmentation de la production sur le long terme, quand le développement procède de la coordination et la mobilisation d’acteurs multiples publics et privés. Les turbulences des années 1970 ont remis en cause un tel schéma. Cela a conduit à réintégrer une réflexion sur la logique de développement et à s’interroger sur les conditions de production du bien-être. La politique d’aménagement du territoire est exemplaire à cet égard. Elle a réintroduit la notion de développement territorial, afin de se reposer la question des conditions d’une croissance possible, selon des modalités concrètes où les acteurs sociaux étaient amenés à produire du développement.
La réussite du développement territorial est donc affaire d’action collective qui ne se construit ni aisément ni toute seule. Il faut partager les mêmes objectifs et les mêmes intérêts, tout au moins les mêmes enjeux. Cela suppose d’entrer dans des rapports de dépendance entre des acteurs multiples, ce qui n’est jamais facile. Choisir entre agir individuellement et avoir plus de liberté ou agir collectivement et avoir plus de pouvoir pose le dilemme propre à toute organisation sociale. Exister, cela suppose qu’on participe à la poursuite d’objectifs communs. C’est là que se pose la question : en quoi tel acteur peut-il être une ressource pour autrui ?
C’est là que réside sa force. Le pouvoir est créateur de coordination dès lors que la ressource que je maîtrise est nécessaire à l’accomplissement d’autrui. L’autre dépend donc de moi comme moi j’ai besoin de l’autre, sans quoi mes ressources n’ont guère de valeur. Une relation de pouvoir est certes déséquilibrée, sinon on ne parlerait pas de pouvoir, mais elle est aussi réciproque. Dans cet esprit, pour mobiliser des acteurs variés, il est un élément clé : les acteurs qui se mobilisent doivent percevoir leur interdépendance. Si j’ai besoin des autres, c’est qu’ils sont susceptibles de constituer une ressource pour gérer le problème qui est le mien. Dès lors, cela revient à se poser la question de la ressource que je peux mobiliser pour le traitement d’un problème collectif. Le développement suppose d’accepter d’entrer dans ce jeu collectif.
Quelles seraient les pistes principales pour engager un développement endogène des territoires ruraux ?
Le développement territorial est un problème public, relevant de la responsabilité des autorités publiques, dès lors qu’il leur revient d’assurer la meilleure gestion possible de l’espace dont elles ont la charge. Parler de développement endogène suppose la mobilisation et la collaboration en conscience des acteurs de terrain. Ce qui postule une communication minimale. Or, on ne construit pas facilement une communication qui débouche sur une coopération. On ne communique réellement que sur la base d’enjeux communs, mais encore faut-il les percevoir. Le besoin de coordination dépend du degré et des modalités d’interdépendance existant entre les parties d’un système social. Et là, je le répète, la perception que les acteurs ont de cette interdépendance est donc cruciale.
C’est l’intelligence des problèmes et des situations qui oblige à la coordination. Ceci souligne l’importance des mécanismes cognitifs : construire la coopération à travers la perception d’enjeux communs impose l’apprentissage collectif de la « conceptualisation conjointe ». De ce point de vue, il convient de développer une intelligence commune du territoire, ce qui ne veut pas dire que les acteurs partagent les mêmes objectifs individuels. Maîtriser l’espace d’intervention sur un problème public de développement territorial passe aussi par une capacité à générer de l’information sur le territoire de référence. Les efforts de constitution de bases de données, de systèmes d’information géographique (SIG) sont des enjeux cruciaux, pour que les acteurs publics et privés maîtrisent les conditions dans lesquelles ils vont développer leurs actions, définir leurs enjeux et les expliciter afin de les partager.
Comment peut-on connecter les questions locales à un univers plus vaste ?
L’interrogation sur les territoires est à la fois le point de départ et le point d’arrivée de la gestion publique. Cela implique un effort de spatialisation synonyme de contextualisation. Tout problème s’enracine dans un territoire même si, on le sait, ses échelles peuvent considérablement varier selon la nature des enjeux concernés. Contextualiser un problème revient à révéler quelles en sont les dimensions constitutives, lesquelles peuvent contribuer à connecter le local à des espaces et des échelles bien plus vastes que sa seule inscription physique localisée. Ceci pose la question des savoirs experts, des instruments d’action publique, des modalités en continu d’action et de coopération des acteurs et des cadres institutionnels. C’est aux pouvoirs publics d’animer cette intelligence collective ouverte, sans laquelle il ne peut y avoir d’élaboration d’un avenir commun.
Ceci bouscule-t-il les modes de gouvernance ?
Les problèmes publics sont « mal structurés », caractérisés par leur ambiguïté et leur indétermination : comment sauver l’emploi et conduire les restructurations industrielles, éviter la désertification rurale, aménager dans une logique de développement durable, gérer des risques sanitaires, etc. Bref, ces problèmes définissent une interdépendance généralisée dans le cadre d’une gouvernance à plusieurs niveaux (multilevel governance). Articuler des buts collectifs dont la formulation est délicate, des acteurs dont le statut et les intérêts sont très différents, des territoires hétérogènes et des échelles de temps variables est à la fois une question pratique et théorique.
Cette géométrie brouillée de l’autorité est problématique, car elle pose la question de la régulation politique de nos sociétés modernes. La flexibilité des ajustements nécessaires, confrontée à la rigidité des dispositifs institutionnels, pousse à ce que se constituent et s’inventent des réseaux mobilisables, capables de suivre des logiques transversales, transitoires et contingentes. La diversité des autorités territoriales et la variabilité des périmètres de gestion imposent la recherche d’une « action publique flexible » nécessitant le recours à une ingénierie du développement intelligente et sophistiquée, afin que la gestion territoriale soit un lieu fort d’innovation et d’apprentissage de l’action collective. Le chantier de la réforme territoriale constitue un moment fort et décisif de son traitement. Ses lenteurs mêmes en montrent tout autant l’urgence que les difficultés !