Les États-Unis et l’Europe, s’en soucier comme de l’an quarante
Depuis ce début d’année 2025, les relations transatlantiques sont au plus bas. Aux yeux du président américain Donald Trump, l’Union européenne est une entité parasite à laquelle il est urgent de couper les jambes, en lui imposant des droits de douane drastiques et en favorisant outrageusement les partis populistes hostiles à la construction européenne. Est-ce là le summum du machiavélisme ou le triomphe de l’ignorance économique ? Il fut un temps en effet où la puissance américaine, avec son programme de rétablissement européen, dit Plan Marshall, comprenait bien l’intérêt géoéconomique et géopolitique de soutenir le Vieux Continent – avec, déjà, la question russe en arrière-plan.
Par Pierre Cornu, directeur de recherche en histoire du temps présent, directeur de l’UMR Territoires à Clermont-Ferrand et Egizio Valceschini, président du comité d’histoire Inrae-Cirad, président du centre Inrae Île-de-France Versailles-Saclay jusqu’au 31 mai 2025, pour le 17e numéro de la revue Sesame (mai 2025)

(Dessin : ® Gilles Sire)
Dans l’Europe de la fin des années 1940, la liesse de la Libération est bien oubliée. Rationnement, mécontentement social et paralysie politique menacent de précipiter le Vieux Continent dans un nouveau cycle de crises. En France, la CGT et le Parti communiste rompent l’alliance politique nouée dans la Résistance et s’exposent en retour à l’hostilité des institutions de la toute jeune IVe République. C’est dans ce contexte que le général Marshall, secrétaire d’État du président américain Harry Truman, annonce un vaste plan de soutien aux États européens, qui consiste principalement en une aide financière directe offerte à tous ceux qui accepteront de s’unir avec leurs voisins pour en répartir les fruits. Staline ayant interdit aux pays que l’URSS a libérés en 1945 de demander cette aide, c’est l’Europe de l’Ouest seule qui en bénéficie. Pour les États-Unis, ce Plan Marshall constitue la meilleure issue aux contradictions de l’après-guerre : réorienter vers la production civile une industrie américaine qui a tourné à pleine vitesse pour l’effort de guerre et, pour trouver des débouchés, subventionner massivement la relance européenne. Du même coup, la nouvelle superpuissance espère endiguer la tentation communiste en Europe, et notamment en France.

La photographie ci-contre a été prise sur le port du Havre en 1949. Elle illustre la livraison de tracteurs fournis par les États-Unis dans le cadre du fameux Plan. Il s’agit très clairement d’une mise en scène politique : Pierre Pflimlin, ministre de l’Agriculture, et David K. Bruce, chef de la mission spéciale de l’« Economic Cooperation Administration » en France, sont présents. Le cadrage très large ne permet pas de les identifier au milieu des représentants de la presse locale et nationale et des dockers, mais c’est justement l’intention de ce cliché que de mettre en valeur la dimension prométhéenne du Plan Marshall, avec les infrastructures du port, la série de caisses alignées, les pneus gigantesques et la grue qui vient déposer sur le sol français un tracteur Massey de belles proportions. Sur les quais, tout semble en ordre pour accueillir et diffuser vers le territoire national les ressources du machinisme américain et donner corps au projet de la modernisation agricole. Ce que l’on ne voit pas, en revanche, c’est la ville du Havre dévastée par les bombardements de la Libération.
On sait que les flux financiers et d’exportation de matériels du Plan Marshall croisent en retour les cohortes de cadres scientifiques et techniques européens formés outre-Atlantique au management de la modernisation. C’est une stratégie globale qui est pensée. Ce cliché, avec d’autres, aura assuré le triomphe de la symbolique du tracteur américain comme vecteur de la modernisation agricole, à la fois dans sa légende rose, celle de la sortie du rationnement et, dans sa légende noire, celle de la destruction de la civilisation agraire du Vieux Monde. Mais c’est là une lecture biaisée de ce qui se joue précisément au Havre en 1949. Là, se matérialise un principe de gouvernance supranationale pour la relance économique des pays industrialisés à économie de marché. Un acte fondateur qui mènera à la création de l’OCDE, de la CEE et enfin de la PAC, sur laquelle les États-Unis pèseront d’ailleurs pour maintenir leurs exportations d’oléoprotéagineux.
Cette intelligence des interdépendances économiques, c’est dans les épreuves des crises et des guerres de la première moitié du XXe siècle que John Maynard Keynes, parmi d’autres économistes, l’a conçue. On sait donc parfaitement vers quoi l’ignorance économique menace de nous ramener.