Les bivalves, sentinelles des écosystèmes côtiers
Huîtres, moules, coques ou palourdes… Ces mollusques bivalves, sauvages ou cultivés, jouent un rôle clé dans les écosystèmes. En filtrant l’eau, ils retiennent les microorganismes, toxines ou polluants. Leur analyse sanitaire en fait ainsi des sentinelles pour surveiller les déséquilibres des écosystèmes côtiers. Plus globalement, ces organismes contribuent à un ensemble de services écosystémiques souvent méconnus.
Par Isabelle Arzul – Ifremer, responsable de l’unité Adaptation Santé des Invertébrés Marins (ASIM) – pour le 18ème numéro de la revue Sesame (décembre 2025)
Abondants le long de nos côtes, les bivalves présentent une large diversité. Certaines espèces sont principalement pêchées, telles les coquilles Saint- Jacques ou les palourdes, d’autres sont cultivées depuis des siècles, comme les huîtres et les moules. On sait moins qu’au-delà de leur intérêt économique, elles jouent un rôle clé dans la structure et le fonctionnement des écosystèmes côtiers. Qu’elles vivent dans le sédiment ou à sa surface, toutes doivent, pour se nourrir et respirer, filtrer l’eau par l’intermédiaire de leurs branchies. En éliminant ainsi certaines particules et en améliorant la pénétration de la lumière, ces mollusques favorisent le développement du phytoplancton et diminuent la quantité de matières en suspension dans des zones dites eutrophisées [Ndlr : indique une zone, soit dans la couche d’eau, soit au sein d’une région géographique où la concentration en nutriments organiques est élevée]. Également dites ingénieures, pour leur capacité à transformer leur environnement, ces espèces offrent, via leur coquille, des habitats propices à d’autres et, en créant des récifs, peuvent atténuer l’impact des vagues, au point qu’elles sont parfois utilisées pour protéger et conserver la ligne côtière. Les bivalves contribuent ainsi à un ensemble de services écosystémiques souvent méconnus.
Les bivalves retiennent et concentrent des microorganismes, toxines ou polluants
Ces organismes filtreurs qui retiennent et concentrent des microorganismes, toxines ou polluants sont ainsi considérés comme des sentinelles permettant de révéler l’état de santé des écosystèmes côtiers – une propriété qui peut aussi les rendre impropres à la consommation. Plusieurs réseaux de suivi sanitaire reposent sur l’analyse des bivalves marins, tel le Réseau d’Observation de la Contamination CHimique du littoral (ROCCH) qui, depuis 1979, s’appuie sur les analyses de moules et d’huîtres. Mais aussi le dispositif de surveillance Rephytox, qui scrute ainsi la présence potentielle de phycotoxines (toxines produites par les algues), tandis que le RÉseau de contrôle MIcrobiologique, dit REMI, s’attache à la détection de bactéries et autres virus dans les zones de production conchylicoles.
LA SANTÉ DES BIVALVES SOUS PRESSION
Alors que les bivalves sont situés dans des écosystèmes extrêmement variés, depuis les zones d’estran jusqu’aux sources hydrothermales des grandes profondeurs océaniques et ce, depuis l’équateur jusqu’aux pôles, la conchyliculture occupe principalement la zone côtière. Or celle-ci est particulièrement exposée aux pressions anthropiques, notamment par les apports des bassins versants et des rivières, sources potentielles de contaminations chimiques ou microbiologiques d’origine animale ou humaine (assainissement, élevage…). Un phénomène exacerbé dans le contexte de changement climatique et d’érosion du littoral.
Ces mollusques sont ainsi soumis à un ensemble de facteurs biotiques et abiotiques1 : augmentation de la température, acidification de l’eau, variations de salinité, pollutions chimiques et biologiques, dont les effets combinés sont complexes à étudier.
Si les huîtres semblent tolérantes à la combinaison « réchauffement de l’eau et acidification »2, les autres bivalves s’en trouvent fragilisés, rendus plus vulnérables aux maladies comme l’étaie la littérature scientifique. Ainsi, les mortalités de jeunes huîtres creuses, associées à l’herpèsvirus OsHV-1, surviennent lorsque la température dépasse 17 °C. La température est aussi un facteur déterminant dans le cycle des parasites d’huître Perkinsus marinus et Haplosporidium nelsoni.
Le changement global (…) contribue à la dispersion et l’émergence de maladies
Le changement global combiné à l’évolution des pratiques d’élevage, qui reposent en grande partie sur des mouvements d’animaux, contribue ainsi à la dispersion et l’émergence de maladies. Ce qui explique en partie l’augmentation des mortalités de bivalves marins observées ces dernières décennies à l’échelle mondiale et auxquelles le littoral français n’échappe pas, ainsi que le rapporte le réseau de surveillance de l’état de santé des coquillages, Repamo, porté par les interprofessions de la conchyliculture et de la pêche professionnelle.
Certaines de ces mortalités massives ont été associées à la présence d’organismes pathogènes. C’est le cas de l’herpèsvirus de l’huître mentionné plus haut, connu depuis les années 1990. Un nouveau génotype apparu en 2008 entraîne la destruction, parfois jusqu’à 100 %, des jeunes huîtres. Plus récemment, la bactérie Vibrio aestuarianus a été associée à la disparition d’huîtres juvéniles et adultes, impactant particulièrement l’ostréiculture de l’étang de Thau ou du bassin d’Arcachon.
De même, la grande nacre Pinna nobilis, une espèce protégée, connaît depuis 2016 des mortalités alarmantes. Incriminé, le parasite Haplosporidium pinae pourrait agir de concert avec d’autres microorganismes tels que des bactéries du genre Mycobacterium ou un picornavirus (Carella et al. 2023). Le parasite Marteilia cochillia a quant à lui été identifié comme la principale cause du déclin des gisements de coques en Galice (Villalba et al. 2014).
SURVEILLÉS DE PRÈS
Les bivalves marins étant le plus souvent élevés en milieu extérieur, il n’est pas possible de recourir à des traitements pour limiter le développement des maladies. De plus, ces animaux marins ne produisant pas d’anticorps, la vaccination n’est pas une solution. Enfin, une fois qu’ils sont introduits, il est difficile voire impossible d’éradiquer les organismes pathogènes de bivalves dans la mesure où les populations sauvages avoisinantes peuvent constituer des réservoirs.
Une surveillance active (…) permettrait plus de réactivité
Il est dès lors essentiel de prévenir l’introduction et la diffusion des maladies. Pour identifier les zones infectées et indemnes, la surveillance repose aujourd’hui en France sur les déclarations de mortalités anormales observées par les conchyliculteurs ou les pêcheurs à pied. Ces déclarations se font auprès des Comités Régionaux de la Conchyliculture (CRC) et les Comités Régionaux des Pêches (CRP), ainsi que dans le contexte du réseau Repamo, piloté par le CNC et le Comité national des pêches maritimes et des élevages marins. Des prélèvements d’animaux moribonds font alors l’objet d’analyses histologiques afin de vérifier la présence éventuelle de lésions et/ou d’organismes pathogènes connus ou émergents. L’histologie permet d’observer des parasites protozoaires [Ndlr : qui s’est adapté pour envahir et vivre dans des cellules et les tissues d’autres organismes], des foyers de bactéries ou des lésions indicatrices de la présence de virus, mais pas de repérer directement la présence de bactéries isolées ou de virus. Des échantillons sont toutefois systématiquement conservés, de façon à compléter ces observations par des analyses moléculaires pour caractériser plus précisément les organismes pathogènes présents si cela s’avère nécessaire.
Cette surveillance, dite évènementielle, ne permet pas non plus d’intervenir précocement puisque le signal d’alerte est donné par la déclaration de mortalité. Une surveillance active ciblant préférentiellement les sites présentant le risque le plus élevé d’introduction et de dispersion des organismes pathogènes permettrait plus de réactivité.
Par ailleurs, des travaux sont en cours afin de développer et d’évaluer les approches dites « ADNe » (ADN environnemental), ciblant la présence des organismes pathogènes non plus dans les animaux mais dans l’environnement. C’est le cas du projet Rome (Ifremer) pour étudier les dynamiques spatiotemporelles des communautés de virus, bactéries et microalgues ainsi que les espèces toxiques et pathogènes potentiellement émergentes sur nos côtes. Le déploiement de membranes placées dans l’eau à proximité des parcs à huîtres a aussi été testé avec succès pour révéler la présence d’ADN de virus OsHV-1 avant l’apparition des mortalités3. Des analyses moléculaires larges et sans a priori sont également testées afin de détecter l’émergence de certains taxons parmi une communauté de microorganismes bactériens ou eucaryotes.
Voilà pour la prévention. Mais que faire une fois la maladie présente ? Il est possible de minimiser son impact en privilégiant les animaux capables de mieux se défendre face à l’organisme pathogène concerné. Les solutions peuvent alors reposer sur la sélection génétique ou la stimulation de l’immunité. Des résultats très intéressants ont été obtenus ces dernières années : des animaux exposés une première fois au virus OsHV-1 inactivé survivent à une exposition au virus « actif ».
Par ailleurs, une meilleure compréhension des facteurs favorisant le développement des organismes pathogènes permet d’émettre des recommandations en termes de pratiques d’élevage4. Par exemple, un calendrier d’élevage a été mis en place par les professionnels en Catalogne et permettrait de réduire de 10 % les mortalités associées au fameux virus. Ajoutons les approches de modélisation, intéressantes non seulement pour mieux comprendre la diffusion d’une maladie à l’échelle d’un bassin mais aussi pour tester a priori l’efficacité de mesures de gestion. Autant d’outils utiles d’aide à la décision.
QUELS ENJEUX POUR LA CONCHYLICULTURE ?
Rappelons-le, la qualité du milieu étant aussi déterminante sur la santé des bivalves, il est essentiel de privilégier l’équilibre entre environnement, bivalves et autres activités développées en zone côtière.
Privilégier des pratiques culturales plus respectueuses de l’environnement
D’où de nouveaux défis qui se posent pour les professionnels, afin de privilégier des pratiques culturales plus respectueuses de l’environnement, notamment en adoptant une nouvelle organisation de la filière visant à réduire les déplacements des coquillages. Or les huîtres, qu’elles soient d’écloserie ou de captage naturel, sont aujourd’hui déplacées entre différents sites pour effectuer leur grossissement puis pour la phase d’affinage.
Par ailleurs, de nouvelles pratiques sont à suivre pour en évaluer l’impact sur le milieu et les risques d’émergence de nouvelles maladies. Tels ces projets d’Aquaculture Multi-Trophique Intégrée (AMTI) mélangeant plusieurs espèces telles que huîtres, crevettes et algues qui se développent de plus en plus ; ou de nouveaux écosystèmes anthropisés qui apparaissent, comme les parcs éoliens en mer, offrant de nouvelles perspectives pour la conchyliculture.
Cette dernière apparaît aussi comme une solution pour relancer des populations de bivalves : on parle alors d’aquaculture restauratrice. C’est le cas de la production d’huître plate européenne (Ostrea edulis) qui, en raison de la surpêche, des prédateurs et des maladies, demeure très réduite depuis les années 1960. De nombreuses initiatives voient le jour à travers l’Europe afin de restaurer les populations résiduelles. Car il s’agit non seulement d’une espèce patrimoniale à laquelle les consommateurs étaient attachés mais également une espèce « ingénieure d’écosystème », qui peut former des agrégats denses, des récifs ostréicoles qui offrent nourriture et habitat à de nombreuses espèces tout en servant de lieu de reproduction pour certains poissons.
Lire aussi
- Okine Neokye E., Wang X. et al., “Climate change impacts on oyster aquaculture – Part I: Identification of key factors”, Environmental Research, vol. 251, part 1, 2024. https://doi.org/10.1016/j.envres.2024.118561
- Caillon C., Fleury E. et al., “Food availability, but not tidal emersion, influences the combined effects of ocean acidification and warming on oyster physiological performance”, Aquaculture, vol. 604, 2025. https://doi.org/10.1016/j.aquaculture.2025.742459
- Vincent-Hubert F., Wacrenier C. et al., “Passive samplers, a powerful tool to detect viruses and bacteria in marine coastal areas”, Frontiers in Microbiology, vol. 12, 2021 – doi 10.3389/fmicb.2021.631174.
- Rodgers C., Arzul I. et al., “A Litterature review as an aid to identify strategies for mitigating ostreid herpesvirus 1 in crassostrea gigas hatchery and nursery systems”, Reviews in Aquaculture, vol 11, issue 3, https://doi.org/10.1111/raq.12246
