Sciences et société, alimentation, mondes agricoles et environnement


À mots découverts

Publié le 23 mai 2022 |

0

[L’envers du vivant] La boîte noire des bio-objets

Dans les boîtes de Petri et les frigos des hôpitaux, dans les éprouvettes des labos et des firmes, se développe un nombre incalculable de lignées cellulaires végétales et animales (dont humaines), sans compter virus et bactéries… Pour Céline Lafontaine, sociologue à l’université de Montréal, auteure de « Bio-Objets. Les nouvelles frontières du vivant » (Seuil, mars 2021), la prolifération de ces entités vivantes produites en masse ne va pas sans poser de questions. 

Certains d’entre vous en gardent un souvenir ému. 24 février 1982 : la presse se fait l’écho d’un événement – un exploit technologique – qui donne un espoir fou à des millions de femmes en mal d’enfant. Amandine, trois kilos quatre cents grammes, cinquante et un centimètres, premier bébé éprouvette français, vient de naître, quatre ans après Louise Brown, le tout premier enfant au monde conçu par FIV (Fécondation In Vitro). Aujourd’hui, quarante ans plus tard donc, sept millions de bambins sont issus de cette technologie. De quoi se réjouir ?

« En fait, la normalisation de la Fiv a donné lieu à un immense marché globalisé de gamètes et d’embryons désormais produits en masse dans les cliniques du monde entier1. Cette industrie repose sur la sélection et le triage des pourvoyeurs de cellules germinales et soulève de nombreuses questions éthiques : faible taux de réussite de la Fiv (en moyenne 30 %), non prise en compte des enjeux globaux de la santé des femmes et de la logique d’extraction des ovocytes… »

Au-delà des promesses et du marché…

Car le fait est là : au début, la Fiv était réservée à celles qui avaient des problèmes de fécondité et qui voulaient être mères ; ensuite, s’est développé un marché international des ovocytes, qui a mené à celui des mères porteuses ; enfin, tous ces ovocytes et ces embryons in vitro ont été mis à la disposition de la recherche en médecine régénérative2. Désormais, les femmes ont même le droit, dans certains pays, de vendre leurs ovocytes pour la recherche. Et la chercheuse de pointer le dernier avatar en date : « La France vient de permettre à toute jeune femme (même indemne de pathologies de la reproduction) de conserver ses ovocytes afin de préserver sa propre fertilité… » Une autoconservation dans l’attente de jours meilleurs, où elle aura le sentiment d’avoir trouvé le « bon » partenaire et de cocher toutes les cases normatives (statut social, travail) pour être mère. Cryogéniser des possibles au présent, repousser à un lendemain idéal… « C’est ce qu’on appelle l’économie de la promesse, sur laquelle repose l’innovation technoscientifique. À savoir, présenter les résultats des recherches en spéculant sur leurs éventuelles retombées médicales, économiques ou sociales dans une logique futuriste qui rend socialement invisibles les échecs possibles, les enjeux et les obstacles liés à la manipulation d’objets vivants. Dans le cas de l’industrie de la procréation, le désir d’enfant mobilise tous les affects et les espoirs, masquant les échecs, les complications et les enjeux économiques. Ou encore, dans le domaine de la médecine régénératrice et de la recherche sur les cellules souches, on présente les avancées en laboratoire au grand public de manière essentiellement positive, ce qui procure une illusion de maitrise. »

Pourtant sur vingt-cinq lignées cellulaires, seules quelques-unes pourront être utilisées. Et toutes les autres ? On n’en parle pas. Le problème, lorsqu’on travaille avec le vivant, c’est qu’on ne peut pas toujours tout maîtriser. « Chaque petite avancée dans ces domaines s’accompagne d’un engouement médiatique qui empêche tout questionnement sur le processus de bio-objectivation à grande échelle et sur ses éventuelles conséquences. »

… le statut matériel des bio-objets

On le voit, ces technologies sont loin d’être neutres. « Elles génèrent toutes sortes de répercussions sur notre rapport au corps, à la mort, au soin, aux normes que l’on s’impose. Savoir que l’on peut créer la vie en laboratoire, la contrôler, l’améliorer, la transformer vient modeler le regard porté sur notre propre corps. » De fait, nous sommes devenus une « civilisation in vitro ». Sauf que cette « chosification d’organismes vivants n’a pas été pensée. À l’heure où l’on s’inquiète de la perte de la biodiversité, on produit chaque jour de nouvelles formes de vie dans les laboratoires sans se questionner sur le statut matériel et écologique de ces entités biologiques ».

Au-delà de ces questions éthiques et existentielles, reste cette autre critique de Céline Lafontaine : « Personne n’interroge la manière de produire industriellement tous ces objets, l’énergie nécessaire pour les maintenir en vie, les congeler et les stocker. » À l’heure où les débats font rage sur les « data centers » qui contribueraient au réchauffement climatique , pourquoi n’interroge-t-on pas les conséquences environnementales de la production massive et toujours croissante de bio-objets ? 

  1. Céline Lafontaine, Le Corps-marché. La marchandisation de la vie humaine à l’ère de la bioéconomie, Seuil 2014.
  2. La médecine régénérative vise à réparer, remplacer ou régénérer des gènes, des cellules ou des organes défaillants afin de rétablir un fonctionnement normal. Source : https://www.vidal.fr/actualites/22310-medecine-regenerative-comment-passer-de-l-espoir-a-la-pratique-medicale.html




Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Retour en haut ↑