Sciences et société, alimentation, mondes agricoles et environnement


Bruits de fond France ultra-marine

Publié le 1 février 2021 |

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Le Maroc mise sur le vert

Par Sébastien Abis1

À dominante arabe et berbère sur le plan socioculturel, à la fois africain, méditerranéen, atlantique et saharien par sa géographie, le Maroc se conte au pluriel. Aux multiples bleus des bords de mer et gris des montagnes s’opposent les rouges orangés du désert, tandis que les plaines et les zones rurales rappellent sans cesse que le Maroc est vert. Vert comme la couleur de l’espoir de résoudre, depuis plus de dix ans, l’équation complexe de sa sécurité alimentaire. Malgré d’indéniables contraintes, le royaume affirme des ambitions pour son agriculture et son rayonnement international et opère trois grands virages géopolitiques. 

Premier  virage : le Plan Maroc vert

Si l’agriculture est un secteur clef des politiques publiques mises en œuvre par le Maroc décolonisé, les résultats ne sont pas à la hauteur des enjeux. Bien que la population croissante tire à la hausse les demandes alimentaires, ce sont la rareté de l’eau et les aléas du climat qui limitent les récoltes. Ceci dans un pays en profonde transformation : plus peuplé, plus urbain, plus connecté ; les fractures qui traversent la société sont également plus visibles. Au milieu des années 2000, deux facteurs concourent à replacer l’agriculture au cœur des priorités marocaines. D’une part, les analyses effectuées en 2006 pour le cinquantenaire de l’indépendance révèlent des retards criants en milieu rural où résident encore 40 % des Marocains, avec le risque de créer des remous dans un pays en quête de stabilité intérieure. D’autre part, le Maroc, dont la sécurité alimentaire passe en partie par des approvisionnements internationaux, paie chèrement l’envolée des prix de la crise alimentaire mondiale. Là encore, pas question de réveiller le spectre d’émeutes populaires. Les ménages consacrent encore en moyenne la moitié de leur budget à la nourriture…

Le pouvoir, Mohammed VI en tête, décide alors d’intensifier son investissement en faveur de l’agriculture et du développement rural. L’enjeu : renforcer la souveraineté nationale par l’accroissement des productions agricoles, tout en proposant un cap mobilisateur aux communautés agricoles parfois courtisées par les forces islamistes. Résultat : le lancement, en 2008, du Plan Maroc Vert (PMV), visant en priorité l’accompagnement des grandes exploitations et le soutien de la petite agriculture et des communautés fragiles. Le principe directeur : produire (plus, mieux et avec stabilité) tout ce qui est possible et importer tout ce qui est nécessaire.

En 2019, un premier bilan du PMV montre que, entre 2008 et 2018, le PIB agricole a augmenté de 5,25 % par an contre 3 % pour le PIB national. Mieux, désormais l’agriculture compte pour 20 % du PIB marocain et contribue à 35 % de l’emploi dans le pays ; près de 350 000 emplois directs auraient été créés ; les producteurs se sont regroupés et organisés ; les agriculteurs sont mieux formés et davantage connectés. L’une des forces de ce plan aura été de savoir mobiliser de l’investissement privé (6 milliards d’euros) à côté de celui du public (4 milliards d’euros). Reste que d’importants chantiers sont encore à mener pour la modernisation du secteur agricole et la croissance inclusive des mondes ruraux (cf. infra).

Deuxième virage : vers l’Afrique

Si la crise alimentaire mondiale a permis de renforcer la politique agricole sur le plan national, elle a aussi accéléré la diversification des relations commerciales. Soulignons que l’agriculture et l’agroalimentaire pèsent pour 15 à 20 % des exportations totales du Maroc, ce qui en fait la troisième puissance africaine dans ce domaine. La pêche, les fruits et les légumes restent les fers de lance, notamment vers l’Europe et la Russie. Toutefois, avec 10 millions de tonnes de produits (céréales, huiles, oléagineux, sucre) importés chaque année, la balance agrocommerciale du royaume reste déficitaire (même si le déficit s’est réduit de 60 % au cours de la décennie 2010). En outre, les flux sont devenus multidirectionnels.

C’est un fait, le devenir du continent africain conditionne le développement et la sécurité du Maroc, qui déploie donc une stratégie Sud-Sud : COP22 à Marrakech centrée sur le climat en Afrique en 2016, réintégration dans l’Union africaine en 2017, participation aux opérations militaires au Sahel, investissements dans des conglomérats privés à l’instar de l’OCP – le géant marocain des phosphates. De plus, des accords agricoles de coopération technique, universitaire et scientifique sont instaurés avec plusieurs États d’Afrique de l’Ouest, pour la production laitière, l’horticulture, l’élevage ou la gestion de l’eau. Au point que le PMV constitue une source d’inspiration pour le Gabon et le Sénégal. Ajoutez à cela que la présence dans cette région de filiales de banques marocaines (BMCE, Attijariwafa, BCP) vient simplifier des procédures administratives et financières pour les entreprises du royaume. Cet activisme diplomatique et économique favorise des synergies continentales. À ce titre, l’essor de Tanger Med – le plus grand port africain – révèle l’ambition marocaine de se positionner comme hub entre l’Europe et les Suds émergents. Le pouvoir marocain entend actionner la logistique comme levier de développement, au même titre que l’agriculture. D’ailleurs, les deux se combinent : le pays s’appuie sur un partenariat avec la Côte d’Ivoire, où une plate-forme logistique de commercialisation de ses fruits et légumes est en cours d’aménagement dans le port d’Abidjan sous l’égide… de l’Agence Spéciale Tanger Med (TMSA).

Troisième virage : réussir le verdissement post-2020

Le début de la décennie s’avère délicat. Le Maroc traverse une année 2020 marquée par trois enjeux nécessitant des mesures d’urgence et des transitions d’avenir.

Le premier enjeu est géographique. Plus que tous les autres espaces, le rural souffre dans ce pays situé à la 123e place mondiale de l’Indice de développement humain, mais qui dégringolerait de ce classement si seuls les ruraux étaient pris en compte. Le roi s’était exprimé, en 2018, sur la nécessaire amélioration des conditions de vie de cette population et l’ouverture de perspectives aux plus jeunes. Ces derniers désertent et donc dévitalisent les campagnes. Pour contrer cet exode (sachant que les jeunes urbains éprouvent déjà de grandes difficultés pour travailler), les autorités ont lancé en février 2020 la stratégie « Generation Green », visant à constituer une classe moyenne rurale et une nouvelle génération d’entrepreneurs agricoles au cours de la décennie à venir, créateurs de valeur ajoutée et boostés aux solutions digitales. Mais que l’on ne s’y trompe pas : « Generation Green » c’est toujours et encore de la géopolitique car l’instabilité des mondes ruraux n’est pas envisageable vue du palais.

Climat

Le deuxième enjeu est climatique, alors que les épisodes de sécheresse se font plus fréquents et plus marqués. Si les dispositifs de soutien prévus dans le cadre du PMV et la technologie tentent d’en contenir les effets, une année sur trois reste sèche. La faiblesse des précipitations en 2020 impacte les cultures et les récoltes (importations de blé et d’orge en hausse depuis quelques mois) puis contamine l’économie entière. Ces contraintes climatiques, qui viennent s’ajouter aux pressions foncières, demandent aux agriculteurs des efforts d’adaptation mais aussi un accompagnement des pouvoirs publics et des investissements en matière d’innovation pour la résilience des systèmes agricoles. En janvier 2020, un plan de 10 milliards d’euros d’ici à 2027 a été annoncé pour l’approvisionnement en eau potable et pour l’irrigation, notamment en milieu rural. L’assurance agricole fait également partie des sujets stratégiques de la décennie. Une certitude, l’agriculture marocaine devra composer avec l’équation environnementale.

Covid

Le troisième enjeu est lié au Covid-19. Le virus a fait peu de victimes dans le royaume, mais il faut dire que les mesures drastiques de confinement ou de réduction des libertés attisent la grogne sociale. Si l’accès aux produits alimentaires a été en partie contrarié par la baisse du pouvoir d’achat ou les délais d’approvisionnement, une minorité de privilégiés a acheté davantage de bio, révélant de véritables réflexions en matière de nutrition, de santé et d’environnement. La filière halieutique a fortement souffert et près de 80 % des agriculteurs ont vu leurs revenus baisser ces derniers mois. Si le virus a davantage touché les urbains, les dommages socioéconomiques semblent affecter plus lourdement le secteur rural. À l’inverse, l’adversité inédite a dopé le e-commerce, y compris alimentaire, mais uniquement dans les grandes métropoles. Globalement, tous les indicateurs économiques affichent des replis ou des contre-performances. L’année 2020 – les suivantes aussi peut-être – pourrait provoquer un sérieux coup d’arrêt. Est-ce à dire que des arbitrages seront indispensables pour relancer l’économie et choisir des territoires d’avenir en fonction de leur potentiel ? L’agriculture et les zones rurales pourraient-elles en pâtir ? Trop tôt pour conjecturer davantage, mais l’imprévisibilité engendrée par la pandémie ne sera pas sans conséquences sur la trajectoire agricole et géopolitique du royaume.

  1. directeur du club Demeter, chercheur associé à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS)

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