Publié le 20 décembre 2017 |
0La transition, mot valise ou révolution écologique ?
De la polysémie du terme1 brandi dans tous les domaines (démographique, alimentaire, agricole, écologique, énergétique) aux initiatives de terrain en passant par les politiques publiques, pas si simple de décrypter le sens et la réalité de la transition. Qui en sont les acteurs ? Et qu’en disent les chercheurs ?
Par Anne Judas, Sésame, Mission Agrobiosciences INRA
Les Etats, les villes, les territoires, les communautés, chacun d’entre nous… Tels sont les divers acteurs de la transition ! Mais les initiatives se multipliant dans tous les domaines et à diverses échelles locales, la transition reste difficilement « lisible »2 .
Créé en Grande-Bretagne, en 2005, par Rob Hopkins, enseignant en permaculture, le mouvement citoyen « Villes en transition » se définit comme « un mouvement citoyen tourné vers un avenir écologique (…) A Totnes (Devon), au départ on était deux », raconte-il. Aujourd’hui les initiatives foisonnent : 2 000 initiatives de transition dans le monde, dans 44 pays, dont 150 en France, réunies dans le Réseau International de la Transition.3
Pour Hopkins, la transition consiste à inciter les citoyens d’un territoire « à prendre conscience, d’une part, des profondes conséquences que vont avoir sur nos vies la convergence du pic du pétrole et du changement du climat et, d’autre part, de la nécessité de s’y préparer concrètement. »
Concrètement des groupes à l’échelle d’une ville, d’un village, voire même d’un quartier, mettent en œuvre des actions pour réduire la consommation d’énergie fossile, pour reconstruire ou stimuler une économie locale respectueuse de l’environnement, avec des jardins partagés, des ruchers, etc. Chaque collectivité locale trouve par elle-même les actions qui lui conviennent en fonction de ses ressources et de ses enjeux. Pas de réponse toute faite, donc.
Du côté de la recherche agronomique, l’heure est l’accompagnement de ces acteurs de terrain. Comment ? En permettant la mobilisation des connaissances produites, par exemple dans la co-construction d’une transition agroécologique de l’agriculture 4. Plus largement, en 2017, les chercheurs du réseau ACDD (Approches Critiques du Développement Durable) organisaient les Journées Habiter la transition pour examiner cette notion et ses implications.
Ce que dit la prospective
Lors de ces journées, Sébastien Treyer (Institut du développement durable et des relations internationales, Iddri) a examiné l’apport des démarches prospectives dans les processus de transition. Analysant les liens entre prospective et changement, il souligne son caractère opérationnel pour un décideur ou, plus subtilement, performatif et créant des boucles d’apprentissage. Dans les pas de Bertrand de Jouvenel, il en fait aussi un impératif démocratique, une arène épistémologique pour examiner de façon critique et équitable des futurs asymétriques : un outil, ou presque, du débat public.
Mais « le futur est aussi un champ de bataille stratégique, et c’est l’une des dimensions du verrouillage sociotechnique5. Les promesses technoscientifiques [citant Pierre-Benoît Joly] ont pour but non pas d’ouvrir des options possibles, mais d’en exclure et de focaliser les attentes et les stratégies sur une seule vision du futur ».
Il faut donc, selon lui, changer cette « manufacture des futurs » pour « se doter d’une stratégie de changement qui dépasse la seule production cognitive et la conduite d’un processus délibératif, pour inclure une théorie du changement politique ».
Or, selon Bernard Hubert, président d’Agropolis, au cours de ces mêmes journées, avec les conférences de Rio, avec la COP21, le cadre politique a d’ores et déjà bougé et l’action s’impose, même si elle émane encore davantage des initiatives de terrain. Ce changement est à l’œuvre, et c’est un spécialiste des sciences en action qui le dit.
Les fabriques des futurs
Cherchant à décrypter la ou plutôt « les fabriques » des futurs, Francis Chateauraynaud6 s’interroge : qu’est-ce qui fait la légitimité d’un point de vue sur le futur ? Divers points de vue sont repérables : les uns sont technoprogressistes, d’autres catastrophistes. La science-fiction en est un. Il appelle les « contre-anthropocènes » ceux qui cherchent à agir pour enrayer les impacts de l’Anthropocène sur la biosphère7.
En les observant, le sociologue ne s’interdit pas de regarder les pratiques alternatives de transition avec bienveillance et d’un point de vue phénoménologique, car une sociologie réaliste des promesses technologiques (dans le cas du nucléaire, des OGM) montre que « le futur n’est pas écrit »8, qu’il faut le construire et que, pour éviter les effets de cadrage invisible, il vaut mieux que ce soit par la délibération collective. « On peut, en annonçant un futur, ne pas voir des futurs latéraux ».
Pour annoncer un futur crédible, explique-t-il, il vaut mieux prévoir une échelle temporelle, un modèle de transformation pour aller d’un point à un autre, une logique d’action et passer par une logique de discussion mise à l’épreuve de la capacité de révision des acteurs, bref, une mise en débat.
Ré-enchanter l’action collective
Pour Francis Chateauraynaud, sociologue pragmatique9, la perception sensible (un régime de preuve différent des métrologies scientifiques, celui qui est mobilisé par les contre-anthropocènes) permet de réinvestir les milieux – au sens propre, de les habiter.
Réinterroger de la même manière pragmatique les enjeux environnementaux, sociaux, économiques, culturels, de gouvernance, etc., à partir de l’expérience de chacun et de l’habiter en commun, « ré-enchanter l’action collective par la praxis », comme le dit en chercheur Sébastien Treyer, ou encore « rendre la transition palpable par la communauté », selon la formule de Rob Hopkins, c’est peut-être cela le changement doucement à l’œuvre dans nos sociétés.
- Lire http://www.agrobiosciences.org/archives-114/sciences-et-societe/les-chroniques/article/transition-la-revolution-sous-sedatif#.WjknwY1y7IU
- Dans le domaine de l’agriculture par exemple, des acteurs publics (Conseil Régional, la Draaf, la Dreal, l’Agence de l’eau en Midi-Pyrénées) comme des agriculteurs sont engagés dans la transition agroécologique. Voir https://colloque.inra.fr/transitions-agroecologiques/
- Source : le labo de l’ESS, http://www.lelabo-ess.org/-l-association-.html et voir aussi http://www.transitionfrance.fr/
- En 2015, les UMR Agir et Dynafor (Inra) avaient organisé un séminaire Transition agroécologique de l’agriculture : concepts et actions, à Toulouse (26-27 février 2015).
- Le verrouillage sociotechnique est une situation dans laquelle la diffusion d’une innovation avantageuse pour de nombreux utilisateurs est freinée par le régime sociotechnique déjà existant, c’est-à-dire par les stratégies économiques et techniques déjà mises en place par l’ensemble des acteurs concernés (Wikipédia)
Directeur d’études en sociologie à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) de Paris, où il a fondé le Groupe de sociologie pragmatique et réflexive (GSPR)- Journées Habiter la transition du Réseau Approches critiques du développement durable, https://www.reseaucritiquesdeveloppementdurable.fr/habiter-la-transition-des-pratiques-existantes-aux-politiques-de-transition-allerretours-et-ambiguites/
- Selon la formule de Gaston Berger
- Chateauraynaud F., Debaz J., 2017. Aux bords de l’irréversible. Sociologie pragmatique des transformations, Petra, 648 p.