Sciences et société, alimentation, mondes agricoles et environnement


Bruits de fond communication scientifique

Publié le 30 juin 2021 |

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La recherche agronomique dans la globalisation agricole, alimentaire et environnementale (1992-2010)

par Pierre Cornu1 et Egizio Valceschini2.

Avec la réforme de la Pac de 1992, suivie de la création de l’OMC en 1994, c’en est fini de l’alliance modernisatrice entre politiques publiques et recherche agronomique. Ce sera désormais au marché de réguler l’économie de l’innovation. Des lendemains qui déchantent pour l’Inra, intimé de produire des connaissances brevetables ; et cela sans plus de relais politique, ni à Paris ni à Bruxelles, pour porter une grande ambition agro-industrielle susceptible de valoriser les compétences biotechnologiques et l’expertise économique forgées au cours des quinze années écoulées. Dans le même temps, la défiance monte dans la société à l’égard du « progrès » et de ses innovations. Le monde agricole lui-même n’est pas épargné par les remises en cause économiques et environnementales, et il se voit pris en étau dans les controverses sociétales montantes.

Devenu président de l’Inra à l’automne 1991, en pleine contestation « paysanne » du nouvel ordre libéral, Guy Paillotin comprend que la recherche agronomique publique doit se réformer en profondeur. Bien sûr, il doit trouver des réponses aux défis de cette nouvelle époque mais il lui faut aussi transformer le rapport de la recherche agronomique à la société et le positionnement de l’Institut vis-à-vis du politique. Ce qui est technologiquement faisable et ce qui est économiquement rationnel ne peuvent plus suffire à guider un institut de recherche qui a déployé ses responsabilités de l’agriculture à l’alimentation et, de plus en plus, à l’environnement. Il ne s’agit plus « simplement » de produire des innovations, mais aussi d’inscrire l’agriculture française et européenne dans une trajectoire qui se distingue par la qualité des procédés comme des productions. Ainsi, le président de l’Inra voit dans l’alliance avec « le consommateur » le point d’appui pour reconstituer des chaînes de valeur compétitives. Cependant, et la conférence de Rio de 1992 le montre avec éloquence, la globalisation ne se cantonne plus seulement aux jeux de l’échange de marchandises : elle concerne désormais le commerce de l’homme avec la nature. Il s’agit d’écrire, ni plus ni moins, un nouveau contrat social, doublé d’un « contrat naturel », comme le propose Michel Serres en 1990. 

Positionner l’Inra dans l’espace européen de la recherche finalisée d’excellence

Loin de disqualifier la notion d’excellence scientifique, la nouvelle gouvernance mise en œuvre dans les années 1990 vise à la mise en synergie de celle-ci avec les finalités sociétales et politiques de la recherche appliquée. Avec l’arrivée de Paul Vialle à la direction générale de l’Institut en 1996, le « management stratégique » devient le maître mot de cette gouvernance, dans un contexte tendu par les crises sanitaires et par la crise de confiance générale à l’égard de la recherche, sur fond d’opposition aux OGM. 

Menée tambour battant en 1997-1998, la réforme de l’organisation interne de l’Inra produit un renversement historique du positionnement de la recherche agronomique : d’un ancrage solide dans la sphère de la production, elle se met en situation d’accompagner une demande sociale multiforme – que la gouvernance de l’Institut devra s’efforcer de rendre cohérente en termes de recherche finalisée. Mais, compte tenu de la taille acquise par l’Inra et du marché unique européen en construction, cette cohérence ne peut plus se limiter à l’espace national. 

C’est donc vers l’Europe en phase d’expansion à l’Est que l’Institut se tourne. De manière emblématique, c’est à Bruxelles, lors d’une réunion de préparation du quatrième Programme Cadre de Recherche et Développement (PCRD), que Guy Paillotin annonce et développe la nouvelle ligne internationale de l’Inra, dans un discours prononcé en 1994 : « La recherche agronomique, qui est par essence de nature stratégique, est soumise aussi bien à la pression académique qu’à la pression économique. Elle vit aujourd’hui de ce fait une tension exceptionnelle : le progrès des sciences et des techniques agronomiques est extrêmement rapide, alors même que la demande sociale dans l’agriculture comme dans l’agroalimentaire connaît de véritables bouleversements »3. Il n’y a plus d’un côté un monde académique et de l’autre un monde économique, mais bien un seul monde unifié par le principe de compétition dans le cadre de la nouvelle Pac et de l’OMC. « Dans cette situation de tension, le danger consisterait à se réfugier dans l’une ou l’autre de ces deux positions extrêmes : renoncer à tout effort d’innovation – voire de recherche – ou opérer une fuite en avant dans l’exploitation aveugle des avancées technologiques actuelles »4, diagnostique Guy Paillotin. 

Le temps du prométhéisme agro-industriel est terminé, la recherche doit urgemment repenser ses relations à des marchés fluctuants et interconnectés, y compris celui de la science.

De l’Europe au monde, l’Inra en éclaireur du futur

Au tournant des années 2000, les défis les plus urgents pour l’Inra sont clairs : 1) atteindre l’excellence scientifique internationale ; 2) accroître sa capacité d’influence sur l’agenda des instances des gouvernances européenne et mondiale ; 3) éviter un alignement complet des problématiques agricoles et alimentaires sur les intérêts de l’industrie dans la logique du marché.

Bertrand Hervieu, nommé président en 1999, et Marion Guillou, directrice générale en 2000, s’inscrivent résolument dans cette perspective. Pour donner à l’Inra à la fois visibilité et pertinence dans les débats internationaux, ils conçoivent et promeuvent le « tripode » agriculture, alimentation et environnement. L’Institut doit non seulement s’ancrer dans l’Europe, mais il doit encore et surtout contribuer activement à un espace européen de la recherche. Le vieux continent ne constitue plus une extériorité, mais bien le périmètre de référence de la recherche française. 

Dans le cadre du consortium Euragri, créé à l’initiative des Pays-Bas en 1988 pour apporter un appui scientifique et technique à l’Union européenne, l’Inra organise en décembre 2000, à Versailles, une conférence réunissant chercheurs européens et membres de la Commission européenne. Les conclusions de la Commission ne peuvent que ravir la direction de l’Institut : « En combinant excellence et pertinence, l’espace européen de la recherche agronomique doit contribuer à rendre ce secteur plus sensible à la demande du consommateur et à améliorer de ce fait la perception sociétale de l’agriculture en faisant mieux comprendre sa contribution à la santé et à l’environnement. »

Pour l’Inra, il s’agit d’anticiper la jonction des problématiques de la production, de la consommation et de la santé des populations et des écosystèmes, comme l’y a incité, en 2002, le rapport d’Olivier Godard et de Bernard Hubert sur le « développement durable », rédigé dans le contexte du Sommet mondial de Johannesburg5. Bernard Seguin, chercheur en bioclimatologie à l’Inra d’Avignon qui, en 1979, avait participé à la toute première conférence sur le climat à Genève, joue pour sa part le rôle d’éclaireur de l’Institut au sein du GIEC (Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat). Au-delà de l’injonction éthique, c’est bien la place des sciences dans la régulation d’une planète au bord du collapsus qu’il s’agit de repenser, dans une décennie de toutes les alertes. 

La sécurité alimentaire mondiale à l’heure du changement climatique

Le volontarisme scientifique sur la question alimentaire émerge dans un monde qui redécouvre la grande précarité alimentaire et sanitaire planétaire. Mais, pour que les organismes de recherche finalisée puissent prendre le relais des appareils d’État convertis au laisser-faire, il faut qu’ils réalisent ce que ces derniers n’ont pas été capables de construire : un espace global de concertation et, si possible, de régulation, pour éviter un déséquilibre irréversible du rapport entre populations, activités économiques et biosphère. 

Pensée dès 2002 par le prospectiviste Rémi Barré, et véritablement lancée en 2006, dans une étroite collaboration entre l’Inra et le Cirad, la prospective Agrimonde est porteuse de l’ambition de scénariser l’évolution de la question alimentaire à l’horizon 2050. Capitalisant sur l’intérêt suscité par la publication en 2008 de ses résultats, l’Inra et le Cirad s’engagent en 2009 dans le programme DuALIne, sur le thème de la durabilité des systèmes alimentaires. Le projet accouche d’une réflexion globale sur l’impasse du modèle occidental, notamment sur les produits carnés, et sur l’échec du principe du laisser-faire. Le marché ne réalise pas les bons arbitrages et le consommateur ne peut être responsabilisé au-delà d’un certain niveau. 

L’alimentation est bien le « fait total » qui appelle une réponse intégrative d’un genre nouveau, plaçant pour la première fois dans l’histoire les grands organismes de recherche, et notamment l’Inra, en situation de responsabilité globale. 

  1. Professeur d’histoire contemporaine et d’histoire des sciences à l’université Lyon 2, membre du laboratoire d’études rurales, en délégation à Inrae
  2. économiste, directeur de recherche à Inrae, président du comité d’histoire Inrae
  3. Archive Inra, document dactylographié, 1994, 5 pages, p. 1.
  4. Ibid.
  5. Organisé par les Nations Unies, le sommet mondial de Johannesburg, appelé aussi sommet du développement durable ou sommet de la Terre, s’est tenu du 26 août au 4 septembre 2002.




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