La haie, une vraie jungle ?

Les haies champêtres focalisent de nouveau l’attention. On déplore leur disparition. On met en avant leurs services. On encourage leur plantation. On dénigre leur coût. Mais les acteurs ruraux soulignent, en sus, le cadre juridique kafkaïen qui les étouffe. Justement, le droit est-il un facteur d’érosion de cette biodiversité ou le levier d’une meilleure protection des haies de nos campagnes ?
A la voir dévaler la pente du paysage, séparer les parcelles compagnes, maquiller l’horizon, la haie semble être un objet rustiquement simple. En milieu rural, on qualifie de champêtres les alignements d’arbres, d’arbustes, parfois envahis de végétation insolente, qui bordent et bornent les champs. Ces plantations sagement rangées sont une des manifestations de l’alliance que l’homme a, dans l’histoire, conclue avec la nature.
Murs vivants des lamentations
Depuis la modernisation agricole du milieu du XXème siècle, la haie a plutôt été un obstacle à enlever. Elle fait perdre de la surface exploitable, empêche les engins en surpoids d’entrer dans les parcelles et doit être, comme une chevelure sauvage, entretenue. Que des inconvénients et des coûts ! Le remembrement des terres dans les années 1960-70 a ainsi fait disparaître nombre de ces linéaires boisés. Rien moins que 70 % depuis 1950. De manière autoritaire, on a « rationnalisé » le parcellaire, c’est-à-dire réuni et agrandi les parcelles cultivées, quitte à abattre les cloisons végétales.
Aujourd’hui, la haie est remise à l’honneur. L’histoire cherche à passer la marche arrière. Mis en demeure par la science, les pouvoirs publics vantent les services écologiques de cet écosystème. Comme si on ne prenait soin que de ce qui nous est utile ! La haie brise le vent, sert de refuge et de corridor à la biodiversité (oiseaux, auxiliaires des cultures), arrête l’érosion, maintient la fertilité des sols, contribue à l’infiltration de l’eau, complémente en nourriture le bétail… Pour les âmes sensibles, c’est un grain de beauté sur la peau de l’espace. Une embellie paysagère ! Partout où la haie recule, le désert avance. Et vice versa.
Toutefois, malgré la prise de conscience (toute relative), les rapports publics sont implacables : les haies continuent leur lent et inéluctable déclin1. Il y a toujours une bonne raison pour en détruire, ou mal en replanter, quand ce n’est pas la faute aux chevreuils ! Pourtant, les programmes ronflants de plantations existent. Dernièrement, le gouvernement a même lancé un Plan en faveur de la haie, et une « Stratégie nationale pour la gestion durable et la reconquête de la haie » a été gravée dans la loi (C. rur., art. L. 126-6). Dans les campagnes (autres que publicitaires) cependant, les nouveaux linéaires font pitié, quand les coupes – d’entretien ! – sont de plus en plus sévères.
Le droit explique-t-il, en tout ou partie, ce fiasco ruralo-écologique ? Peut-il y apporter un début de solution ? A écouter les « qu’en dira-t-on », la réglementation est coupable de faciliter la destruction des haies et de décourager, par sa complexité, les plantations. Un tantinet populiste ! Le vrai est que le droit n’a pas su s’y prendre avec cet élément semi-naturel, semi-productif, semi-privatif, frontière vivante entre plusieurs mondes juridiques.
Un droit qui n’est pas de taille
Quand le droit ne donne pas de définition d’un objet qu’il régit, c’est mauvais signe. En l’occurrence, la haie présente partout dans les textes n’était définie nulle part. Si, pardon, dans les règles de la Politique Agricole Commune (PAC): « une unité linéaire de végétation ligneuse, d’une largeur maximale de vingt mètres, comprenant au moins deux éléments parmi les arbustes, arbres et autres ligneux (ronces, genêts, ajoncs…) »2. La nouvelle loi d’orientation agricole3 généralise, sauf exception, cette définition. On voit immédiatement les limites : s’il n’y a que des arbres, ou que des arbustes, ou que d’autres ligneux, ce n’est pas une haie ! Alors c’est quoi ? Et si le linéaire est néanmoins classé administrativement comme une haie ? De même, selon la loi, il faut traiter à part (mais comment ?) les alignements d’arbres (C. env., art. L. 350‑3), les haies des jardins ou parcs attenants à une habitation. Bref, où commence et s’arrête juridiquement la haie ? C’est confus.
Maquis réglementaire
L’autre problème est que cet « objet » flou comparaît dans de très nombreux textes, épars, qui ne communiquent pas entre eux. Il est ainsi très difficile, même pour un spécialiste du sujet – alors imaginez pour le paysan du coin ! –, de déterminer le statut juridique de telle ou telle haie.
En droit, deux logiques coexistent et souvent mal. D’abord, la vieille conception de la haie comme une clôture qui sépare et ferme les fonds immobiliers. S’agissant d’un mur chevauchant les limites de propriété, le Code civil édicte des règles de distance des plantations par rapport au terrain voisin. Mais si la haie cause quand même, dans cette proximité-là, un trouble de voisinage (branches ou racines qui dépassent, ombre, feuilles qui tombent), elle n’en sortira pas indemne et devra être sabrée. Pour le droit civil, la haie est donc d’abord un bien (élément privatif ou mitoyen), et parfois un mal (nuisance).
L’autre conception, plus tendance, est de qualifier la haie d’infrastructure écologique. A ce titre, les propriétaires et exploitants peuvent volontairement s’engager à en prendre soin (par ex. dans le cadre d’un bail, d’une mesure agroenvironnementale ou d’une obligation réelle écologique ). Surtout, les règlements identifient et classent les haies comme des éléments du patrimoine naturel à sauvegarder. Alléluia ! Sauf que ces dispositions, nées des droits rural, de l’urbanisme et de l’environnement, fusent dans tous les sens : espèces protégées, Bonnes Conditions Agricoles et Environnementales (BCAE) n° 8 de la PAC, espaces boisés classés, trames vertes, arrêtés de protection de biotopes, préservation des linéaires boisés… Il n’existe pas, à l’heure où j’écris ces lignes, de document ou plateforme recensant ces dispositifs et cartographiant les haies protégées.
S’il fallait rajouter une dernière couche réglementaire : la haie est aussi un accessoire de l’espace rural, une partie de ce tout. Et la réglementation du tout s’applique à la partie. Les innombrables zones qui quadrillent le territoire changent donc aussi la carte d’identité administrative de la haie, qui peut être domiciliée en réserve naturelle, ou en site ou monument naturel protégé, ou en espace Natura 2000, ou en parc national, ou en aire d’alimentation de captage d’eau potable… J’écris « ou » mais, souvent, c’est « et » ! Il faut se rendre compte, sur le terrain, du grand bazar que ces règles représentent. Chacune a sa propre façon de peindre juridiquement la haie. Le résultat tient plus du tableau Excell que d’une toile naturaliste. J’ai une théorie : le mauvais état et la laideur des textes expliquent le mauvais état des haies, et leur laideur.
Respect du bien-être végétal ?
Si l’homme ne peut dompter la nature qui l’entoure, il préfèrera ne pas s’en entourer. C’est pourquoi le droit laisse un salutaire espace de liberté pour gérer les arbres et les haies, qui sont des infrastructures vivantes qui colonisent l’espace. En matière de gestion, les règles applicables, quand on parvient à les isoler, énoncent deux choses : la formalité administrative à accomplir et les travaux possibles.
Question formalités, c’était autrefois « relativement » simple. Soit la haie n’était pas spécialement protégée, et son ou ses propriétaires pouvaient librement la tailler ou la supprimer. Soit la haie était grevée d’une servitude administrative (urbanisme, environnement), et il fallait alors procéder à une déclaration ou obtenir une autorisation du préfet, en fonction de l’intensité de la protection et de la nature des travaux. Pratiquement, il suffisait d’interroger la direction départementale des territoires (DDT).
Depuis la loi d’orientation agricole de 2025, les démarches obéissent à une autre logique, plus déconcertante. Si vous entreprenez de détruire une haie, même si elle n’est pas protégée, une formalité déclarative auprès de la préfecture est prescrite (C. env., art. L. 412-22). L’administration, en fonction du statut de votre haie, peut s’y opposer, ou bien vous demander que vous lui demandiez l’autorisation de détruire (sic) ! De surcroît, la destruction (licite ou illicite) entraîne une mesure compensatoire de replantation d’un linéaire au moins égal à celui disparu. En clair, toute haie est désormais affectée d’une servitude administrative rognant la liberté de détruire. Mais enlever quelques ligneux, ouvrir un passage, couper à blanc, ou réduire à peau de chagrin l’épaisseur de la haie, est-ce détruire ?
Jusqu’à présent, la destruction s’entend comme la suppression définitive du linéaire (arrachage). Tout le reste, c’est-à-dire presque tout, n’en relève pas. Il est maintenant prévu qu’un futur arrêté préfectoral précise la « liste des pratiques locales usuelles présumées répondre, de manière constante sur le territoire du département, à la notion de travaux d’entretien usuels de la haie » (C. env., art. L. 412-27). N’empêche, selon le classement administratif de la haie, ces interventions seront ou libres, ou soumises à déclaration, ou à autorisation.
J’en arrive à l’essentiel : que peut-on infliger comme mutilations aux haies champêtres de France ? L’épareuse, ce bras articulé muni de puissantes lames, au défi du bien-être végétal ! En regardant de loin, on aperçoit deux régimes : la gestion ordinaire et la gestion durable. Dans la première, le propriétaire ou l’exploitant entretient sa haie comme bon lui semble. La seule contrainte, posée pour les agriculteurs par les règles de la PAC, est la période de nidification des oiseaux (16 mars – 15 août) : prière de ne pas déranger ! Hormis cette restriction, tous les coups tranchants sont permis (sauf détruire). Quitte à ce que la haie, réduite à la portion « incongrue », ne rende plus aucun des services dont on l’auréole ! Il suffit de circuler dans les veines du tissu rural pour mesurer à quel point ces mauvais traitements sont prédominants. L’autre régime est celui de la gestion durable. De l’aveu même des textes, ce n’est pas la norme, mais l’exception. Ce mode est, depuis plusieurs années, couvert par le Label Haies, outil officiel de certification des bonnes pratiques de gestion des haies4. Les pouvoirs publics cherchent à promouvoir ce mode de gestion, notamment auprès des agriculteurs. Selon le nouveau plan national d’actions pour la haie, il faudrait atteindre, en 2030, 500 000 tonnes de matière sèche par an issues de haies gérées durablement, et une proportion de 70 % sur le total de la biomasse en 2050. Mais par quel miracle ? Les financements (publics) se tarissent, et surtout ne sont pas cumulables entre eux. Pour l’heure, le dispositif phare est le « bonus haie », paiement additionnel accordé au titre de la PAC, pour les cultivateurs qui détiennent au moins 6 % de haies sur leur SAU et sont labellisés. Sauf que cette aide dédiée aux « éléments favorables à la biodiversité » n’a séduit que 7 % des exploitants parmi les 91 % éligibles à un paiement vert (écorégime)5. A moins d’être un peu plus coercitif (pas dans l’air du temps), ou très généreux (les bourses sont vides), il y a peu de chances d’inverser la tendance. Le politique ne peut pas, en même temps, pleurnicher sur le sort des haies et brûler médiatiquement les « surfaces non-productives » comme les ennemies de la souveraineté alimentaire.
Lire aussi
- Rapport du CGAAER n° 22114, La haie, levier de la planification écologique, 2023.
- Arr. 14 mars 2023 relatif aux règles de bonnes conditions agricoles et environnementales (BCAE).
- C. env., art. L. 412-21.
- Cette certification a maintenant une assise légale (C. rur., art. L. 611-9).
- Un premier bilan de l’éco-régime français. Capeye, 29 février 2024. https://capeye.fr/2024/02/un-premier-bilan-de-lecoregime-francais/