De l'eau au moulin

Published on 16 juin 2017 |

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J’aurais voulu rêver

Par Vincent Tardieu1

J’aurais voulu vous faire rêver, tant la morosité est grande dans nos campagnes. D’ailleurs, à regarder les vidéos des tractoristes sur leurs engins intelligents, qui effectuent les semis ou l’épandage d’engrais au centimètre près, la gestion des fourrières en bout de rang, on pourrait croire à l’avènement d’une agriculture chirurgicale. À écouter les instituts techniques et des éleveurs vanter les robots de traite, les libérant de la double contrainte quotidienne, et les innombrables capteurs qui, installés sur l’animal, permettent de surveiller sa santé et de booster la production, on aimerait s’émerveiller avec eux. Et que dire des prédictions des chantres du big data, qui annoncent une avalanche de nouveaux services pour les agriculteurs, des développements commerciaux insoupçonnés et la transparence miraculeuse des marchés et des produits, grâce à la collecte et aux traitements des données agricoles massives ? Là, on frémit d’aise !

Redescendons sur terre.

« Haut sur la route, droit sur son tracteur, char d’assaut imaginaire dominant la voiture bourgeoise de sa masse grondante, le paysan se sent alors dompteur de la technique et dominateur de la nature. » écrivait Edgar Morin en 1967. Sacré rêve de puissance ! Puissance de l’agriculteur ultraconnecté alors que ses pairs sont restés au Moyen Âge du machinisme agricole. Toute puissance de l’homme sur une nature capricieuse, que ces nouveaux outils perceraient à jour, et sur les aléas de l’environnement (météorologiques, pédologiques ou sanitaires) qu’ils seraient en capacité de prévenir sinon de traiter. L’ère de l’agriculture prédictive est annoncée, messieurs dames ! De quoi simplifier le travail des agriculteurs et atténuer sa pénibilité, réduire les coûts de production, mais aussi écologiques en limitant l’usage des intrants chimiques, de l’eau ou du gasoil. De quoi aussi, on nous l’assure, stimuler la créativité des producteurs grâce aux Outils d’Aide à la Décision (OAD). Plus savant sur l’état de ses sols, de ses animaux ou de ses cultures, affermi dans ses choix, le paysan du XXIe siècle conjuguera avec assurance des savoirs précis et « objectivés » avec son expérience et ses savoir-faire.

La valse des euros par dizaine de milliers

Oui, mais voilà. Redescendons sur terre, les deux pieds dans les sillons et dans les étables, où la réalité des services rendus et des usages par ces outils connectés est moins glorieuse. Ou du moins pose une série de questions sinon de problèmes. On évoquera d’abord avec ces matériels très sophistiqués la persistance de bugs, les problèmes de communication entre matériels de marques différentes et le service après-vente aléatoire de concessionnaires parfois dépassés. Rien de plus normal, m’objecte-t-on, car ces technologies ont fait irruption dans les cours des fermes depuis seulement cinq à dix ans. Certes, mais leur relative immaturité nous empêche précisément de pouvoir en évaluer les qualités et l’intérêt réel. Alors même, autre problème, que leurs coûts demeurent élevés : si chaque capteur connecté (pour l’animal ou les cultures) dépasse rarement quelques dizaines d’euros pièce, l’agriculteur devra débourser 20 000 à 40 000 € pour s’offrir un robot désherbeur, 20 000 € pour un système de géolocalisation très précis (RTK) embarqué sur tracteur, ou encore 110 000 à 150 000 € pour un robot de traite…

Inquiétudes sur l’emploi

À l’heure où la profession subit une crise financière dévastatrice, avec des niveaux d’endettement étourdissant2, est-ce bien raisonnable ? On est en droit de s’interroger. D’autant plus que l’État a mis en œuvre plusieurs dispositifs financiers et fiscaux incitant les agriculteurs à investir dans les équipements et à s’endetter : ainsi, les aides à l’installation sont conditionnées à un minimum de 100 000 € d’investissement ! Sans parler de l’automatisation de certaines tâches qui engendre des inquiétudes quant à l’emploi dans plusieurs filières. Il s’agira juste, rétorquent certains, de redéployer cette main d’œuvre vers des tâches moins pénibles et plus valorisantes autour de l’observation, de la maintenance ou du diagnostic. Admettons ! Encore faudrait-il effectuer au préalable un audit des conséquences de la robotisation dans chaque filière agricole, et prévoir un accompagnement en terme de formation des personnels que les robots remplace(ro)nt…

Le conseil indépendant ?

Mais il y a plus inquiétant. Le manque persistant de formation des agriculteurs, par exemple – encore balbutiant pour les élèves en formation initiale – empêche une appropriation intelligente de ces technologies. D’autant plus qu’il n’existe pas ou si peu de conseil indépendant des constructeurs, susceptible de fournir, en amont, un diagnostic sur les besoins techniques des producteurs, en fonction de leur projet, de leurs ressources physiques (sols, climat, biodiversité, cultures adaptées…) et financières (capacités d’investissement), de leurs compétences et appétences techniques, de leurs marchés, etc. Où sont donc passés les sociologues et les économistes du machinisme des instituts publics ? Je les cherche encore. Tandis que ceux de l’Irstea3 ont migré vers des domaines environnementaux, le réseau de techniciens formés sur ces nouveaux matériels demeure étique au sein des chambres d’agriculture et des Cuma. On pourra déplorer encore l’absence d’une vision inspirante des responsables agricoles et politiques afin d’aider nos agriculteurs à s’équiper et à produire mieux, à maîtriser la valorisation des données issues de leurs champs et de leurs étables, et surtout à gagner en autonomie et demeurer maître à bord de leurs exploitations.

L’outil fait le projet

Après dix-huit mois d’enquête sur le terrain et des rencontres avec quelque 110 agriculteurs, chercheurs, techniciens, équipementiers, responsables agricoles et politiques, j’ai le désagréable sentiment qu’à la faveur de cette course à l’équipement connecté, c’est l’outil qui fait le projet. Et non l’inverse. Or le projet qu’induit nombre d’outils connectés, par leurs paramétrages, n’est pas de nature à favoriser la diversité des itinéraires et des modèles d’agriculture, ni de maintenir l’hétérogénéité d’une parcelle ou d’un troupeau. Il s’agit davantage d’en diagnostiquer l’étendue, afin de faire entrer tout le monde dans le rang et se conformer aux marchés et aux structures agricoles dominantes actuelles. Les données statistiques du ministère de l’Agriculture l’attestent : on observe bien une corrélation entre l’accroissement de la puissance des tracteurs et l’agrandissement des fermes4.
Halte, au feu ! Ne reproduisons pas les solutions phytosanitaires d’hier, en remplaçant les béquilles chimiques par des béquilles électroniques – ou en cumulant les deux… Cela créerait de nouvelles dépendances à l’égard des banques, des constructeurs, des techniciens des coopératives et des sociétés pourvoyeuses de service.

Co-conception

Comment l’agriculteur peut-il alors piloter cette « révolution numérique » ? À cette question centrale que je me suis posée au cours de cette enquête, plusieurs agriculteurs m’ont apporté une réponse pertinente : en se regroupant. Non seulement pour créer différentes formes d’usage et d’optimisation de ces nouveaux matériels complexes et coûteux (par des groupements d’achats de type Cuma, des locations ou par le recours à des entreprises de travaux agricoles), mais aussi en multipliant les espaces d’échanges, de retours d’expériences et d’expérimentations grâce aux nombreux forums en ligne et aux réseaux sociaux. Enfin, en exigeant des équipementiers et pourvoyeurs de services une co-conception des matériels dont ils ont besoin. De quoi éviter d’en faire des gros lards électroniques, gavés de mille options superflues, juste bons à appâter le client et le pousser à consommer toujours plus de puces, de mégaoctets, de tôles et d’énergie ! Utopique ? On peut rêver, non ?

  1. journaliste scientifique spécialisé en agriculture et en écologie, auteur de L’agriculture connectée. Arnaque ou remède ? (éditions Belin, février 2017).
  2. Le niveau d’endettement moyen des exploitations s’élevait en 2010 à 159 700 euros (+ de 300 000 € chez 14,4% d’entre elles, pour l’essentiel des grandes et très grandes exploitations), contre environ 60 000 € en 1985.
  3. Institut national de Recherche en Sciences et Technologies pour l’Environnement et l’Agriculture
  4. « L’équipement des exploitations agricoles », Agreste primeur, n° 334, février 2016.




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