Publié le 11 octobre 2021 |
1[Exode urbain] « L’imaginaire d’une purification par la fuite »
Lourd de sens, l’exode, appliqué hier au rural et aujourd’hui à l’urbain, oscille entre tragédie biblique et comédie postapocalyptique. Un imaginaire de la fuite qui, dans l’histoire, vidant alternativement les campagnes et les villes, se rejoue régulièrement dans notre grand théâtre national. Le point sur sa genèse, typiquement française, avec Pierre Cornu, professeur en histoire contemporaine (université Lyon 2).
En tant qu’historien, comment resituez-vous dans le temps long cet épisode dit d’exode urbain ?
Pierre Cornu : Nous ne cessons de vivre des mouvements pendulaires alternés – la fuite du rural vers les villes ou le départ de la ville pour les campagnes – depuis au moins 1830 ! C’est un long feuilleton que cette pulsation alternant attraction et répulsion.
La pulsation n’est-elle cependant pas plus forte que d’habitude ?
Pour autant qu’on puisse en juger, nous sommes aujourd’hui dans un temps fort, avec notamment une révision drastique des imaginaires des métropoles. Cela commence même à ressembler à une panique liée à la popularisation du concept d’anthropocène et à la diffusion des postures collapsologiques. Dans ce climat, le Covid serait la goutte d’eau : il nous convaincrait que, décidément, quelque chose ne va plus dans le modèle de la ville moderne et qu’il serait temps d’en partir pour éviter le désastre. Reste que tous les temps forts de ce type-là, bien que très puissants dans le verbe et dans la prise en compte par le politique, se révèlent souvent plus modestes dans les flux réels. Sachant que, aujourd’hui, nous ne disposons pas encore de données concrètes à mettre en regard de l’agitation discursive.
Mais pourquoi employer ce mot aussi fort, « exode » ? Car ce terme qualifiait d’abord, dans la Bible, la fuite tragique des Hébreux hors d’Égypte ! Est-ce en réponse à l’exode dit rural ?
C’est bien cette superposition de références qui donne toute sa force au mot. Les premières occurrences de l’exode rural apparaissent à la fin du XIXe siècle, d’abord chez les Britanniques où les mouvements migratoires ont été très forts et précoces. Mais c’est dans la France de la IIIe République (de septembre 1870 à juillet 1940, ndlr), pourtant caractérisée par un très lent rééquilibrage du peuplement vers les villes, que l’imaginaire de l’exode rural se cristallise véritablement, mobilisé par les élites conservatrices pour dramatiser la question du départ de la main-d’œuvre rurale. L’« exode rural » et la « mort de la terre » ont constitué le cheval de bataille de l’extrême-droite contre le régime en place : la modernité allait vider la souche nationale de son énergie et de sa fertilité en transformant les paysans en ouvriers affaiblis, déchristianisés et penchant du côté de la révolution sociale. Mais ce qui est fascinant, c’est que cet imaginaire n’a cessé ensuite d’être requalifié, réapproprié aux deux bouts de l’échiquier politique. On a ainsi vu l’extrême-gauche s’emparer de ce mythe à son tour, notamment dans le mouvement de la néoruralité des années 1970. Nous assistons en France à des alternances de captation de l’imaginaire rural par les oppositions de droite et de gauche à l’imaginaire libéral du progrès porté par les cités industrieuses, mobilisant des imaginaires tantôt réactionnaires tantôt utopiques.
Et qu’en est-il de l’exode dit urbain ?
Je dirais que, pour le coup, dans le registre biblique, ce n’est pas tant la fuite d’Égypte que la chute de Sodome et Gomorrhe 1 ! Nous sommes là dans l’idée d’une purification par la fuite. Derrière l’image de la belle vie rurale se cachent des idées conservatrices, de l’ordre du sécuritaire : la ville serait malsaine, mal fréquentée. Ajoutons que, si le terme d’exode urbain sert à la dramatisation, les mouvements, quand ils existent, concernent la partie de la population qui, de toute façon, maîtrise la mobilité résidentielle : celle qui a la possibilité d’accéder au foncier et à la birésidientialité. Car, pour des populations précarisées, le rural agit au contraire comme une trappe : elles se retrouvent coincées dans des villages et des bourgs où elles peuvent certes se loger car les loyers y sont dérisoires mais où elles n’ont pas de quoi se chauffer, pas de quoi se payer une voiture ou l’essence et donc pas d’emploi.
Aujourd’hui, ressurgit fortement une lecture binaire, presque frontale, selon laquelle la campagne serait vertueuse et la ville nocive. Ainsi, E. Macron, en visite cet été dans le Lot, a vanté « la ruralité heureuse ». D’où vient cette opposition ?
Cet imaginaire est très ancien. On le trouve d’ailleurs déjà dans la République romaine finissante où la capitale est celle de toutes les corruptions. L’idéal de la « belle vie » consiste alors à vivre sur son domaine, à regarder pousser ses plantes dans un paysage jardinier harmonieux. Mais ce qui est propre à la France ce sont ces guerres civiles imaginaires entre « rats des villes » et « rats des champs ». C’est d’ailleurs paradoxal. Ce pays, qui conserve de très fortes relations entre les villes et les campagnes, ne cesse de construire une dualité. Partir de la ville serait héroïque tandis que quitter les campagnes serait un déchirement tragique. La clé de lecture que je propose, c’est que notre société exprime son rapport au temps dans sa pratique de l’espace : quand elle est dans une phase d’optimisme face au futur, elle a tendance à survaloriser l’urbain. Quand elle est en crise, elle survalorise au contraire l’idée des racines et des campagnes. On a construit un imaginaire associé d’un côté à la ville, à la liberté, à l’aventure, à l’innovation ; de l’autre côté à la ruralité, à la sécurité, au lien social, à la famille, au côté organique et charnel. Et ça, c’est indestructible. Je n’ai jamais vu un choc suffisamment puissant pour remettre en cause cette logique.
Et c’est l’histoire française qui expliquerait cette singularité ?
Oui, cet imaginaire dual se structure dès le Siècle des lumières puis s’exacerbe durant la Révolution où la ville fait d’abord rêver avant d’être le lieu qu’il faut fuir au moment de la Terreur. Mais l’activation du schème du retour à la terre s’opère principalement lors de la révolution de 1830, lorsque la noblesse légitimiste quitte Paris et rentre dans ses châteaux parce qu’elle ne veut pas jurer fidélité au nouveau roi, Louis-Philippe 2. N’oublions pas que nous sommes alors au cœur du courant romantique, dans le désenchantement à l’égard des Lumières et de la liberté, et les aristocrates retournant à leurs domaines structurent un imaginaire de la terre refuge, maternelle et protectrice. À partir de là, tout le monde va pouvoir se l’approprier et ce sont ces combats que nous ne cessons de rejouer.
Un historien peut-il se projeter sur les années à venir ?
De mon point de vue, l’histoire n’est pas un recueil de leçons de morale pour penser l’avenir. Et encore moins un lieu d’où on peut prolonger des courbes ou des tendances. D’autant que nous sommes dans une période disruptive, où toutes les catégories sont rebrassées, où personne n’a vu venir les évolutions politiques et sociétales actuelles. Mais ce que l’historien peut dire, c’est que le mythe de l’exode est loin d’avoir épuisé sa capacité à donner sens à notre rapport schizophrénique à la territorialité !
Lire le dossier de Valérie Péan : [Exode urbain] Ce qui déménage vraiment
- Sodome et Gomorrhe sont deux villes mentionnées dans la Bible et le Coran, que Dieu détruisit via une pluie de soufre et de feu, en raison des turpitudes de leurs habitants, de leurs péchés d’orgueil, de leur égoïsme et des nombreux viols dont ils s’étaient rendus coupables.
- Les royalistes légitimistes, conservateurs, soutenaient la branche aînée des Bourbons. Or, la révolution de juillet 1830 a vu la chute de leur représentant, Charles X, au profit de son cousin Louis-Philippe, issu de la maison d’Orléans, favorable à une partie de l’héritage de la Révolution. À ce changement de dynastie s’ajoute un changement de régime, passant de la monarchie absolue à une monarchie constitutionnelle.
Depuis fort longtemps les hommes ont été attirés par la ville et se sont donc agglutinés dans ces espaces restreints où la vie devient de plus en plus dure pour beaucoup d’entre eux. Bien que disposant souvent de plus de matérialité, ces urbains sont de plus en plus insatisfaits et on observe chez eux des comportements nouveaux qui sont totalement semblables à ceux observés chez les animaux en élevage industriel ,insatisfaction permanente ,stress, agressivité jusqu’à la destruction de l’autre . ,
.C’est bien l’industrialisation qui a conduit à ces évolutions ( ou involutions ?)…..,jusqu’à quand ?
Pour moi le rééquilibrage sociétal ,un peu plus durable ,ne pourra se faire sans une reprise en considération forte de l’activité agraire et donc d’un retour des hommes à leur origine : la terre .; ceci aux quatre coins de la planète !…
Bien des changements en perspective ,mais qui osera l’essai ? Attendra t’on ,encore une fois, d’avoir de l’eau jusqu’aux narines avant de réagir ,?
Un cul-terreux….et fier de l’être !