Publié le 2 décembre 2022 |
2[Dédensification] Les élevages pris en grippe
Par Stéphane Thépot
Les flambées de grippe aviaire posent la double question de la densité des cheptels par exploitation et de la concentration des élevages par région. Un sujet brûlant qui concerne toutes les filières animales, accusées de se multiplier « hors-sol » à l’échelle mondiale.
Le test s’annonce inédit. Du 15 décembre 2022 au 15 janvier 2023, une réduction drastique du nombre de canards (500 000) et de poulets (600 000) est programmée dans soixante-huit communes au carrefour de quatre départements du Sud-Ouest : Landes, Gers, Pyrénées-Atlantiques et Hautes-Pyrénées. Un vide sanitaire étendu à toute une zone géographique considérée comme particulièrement exposée au risque de la « grippe aviaire », qui s’inscrit dans le cadre du « plan Adour », concocté par les filières professionnelles et les chambres d’agriculture avec l’aval du ministère. L’objectif affiché est une « dédensification » des élevages pour éviter une nouvelle flambée épidémique.
Boulevard à virus ?
À l’École Nationale Vétérinaire de Toulouse (ENVT), Jean-Luc Guérin utilise à dessein l’analogie avec les incendies qui ont ravagé la forêt landaise cet été, pour imager le rôle de coupe-feu attendu de cette mesure de « dépeuplement » préventif. « Il faut détecter le virus le plus tôt possible dans les zones à risque de diffusion », plaide cet expert des maladies aviaires qui constate que les règles édictées pour tenter de juguler l’épidémie ont une nouvelle fois échoué l’an dernier. Pour la quatrième fois en six ans, les différentes versions d’un virus de l’Influenza Aviaire Hautement Pathogène (IAHP) ont encore frappé le Sud-Ouest et jusque dans les élevages de Vendée. Plus de vingt millions de palmipèdes et autres volailles ont été abattus en France, selon le décompte du ministère de l’Agriculture. L’épidémie semble ne plus connaître de saison et a décimé plusieurs colonies d’oiseaux de mer cet été sur la façade atlantique, alerte la Ligue de Protection des Oiseaux (LPO). Dans le sud des Landes, en Chalosse, épicentre du « plan Adour », la claustration des animaux recommandée par les experts pour éviter tout contact avec les oiseaux migrateurs n’a pas empêché le virus de pénétrer dans les bâtiments. Une vingtaine d’élevages y ont été contaminés lors de la dernière vague hivernale, et environ 350 dans l’ensemble du Sud-Ouest. « Les hommes ne passent pas par les filtres à charbon », ironise Serge Mora dans sa ferme familiale de Mugron (Landes). Leader historique du Modef, syndicat agricole minoritaire mais fortement enraciné dans le département, il bataille contre le vétérinaire toulousain Jean-Luc Guérin et tous « les experts bardés de diplômes » au nom « du bon sens paysan ». Allié à la Confédération paysanne, le Modef a vainement tenté de plaider la cause des élevages de plein air auprès des autorités sanitaires. Aux yeux de ceux qui dénoncent des normes de biosécurité1 de plus en plus sévères, c’est la mort programmée des petites fermes « autarciques » au profit des exploitations intégrées à des filières longues, où les éleveurs ne sont plus qu’un maillon d’une chaîne. Les flux de camions qui transportent les aliments ou les canards « prêts à engraisser » seraient davantage responsables de la dissémination du virus que la faune sauvage, estime Serge Mora. L’éleveur landais évoque « le boulevard à virus », une route départementale en Vendée. Plus près de chez lui, il s’interroge sur une possible contamination des élevages situés à proximité de la plateforme d’abattage ouverte dans l’urgence par la préfecture durant l’hiver à Hagetmau.
Tous les œufs dans le même panier
L’opposition entre élevages de plein air et « hors sol » est stérile, juge pour sa part Jean-Luc Guérin, titulaire de la chaire de biosécurité aviaire créée par l’ENVT et Inrae. Il assure même que, sur le plan strictement sanitaire, cent petites fermes de cent canards représentent un risque plus grand qu’un seul élevage de 10 000 canards. Pas question de plafonner leur nombre à 2 500 par exploitation, comme le proposait Sylvie Colas, éleveuse de volailles dans le Gers et porte-parole de la Confédération paysanne. « Il faut compter par lots et non en nombre d’animaux », répondent de concert le vétérinaire expert et le Comité Interprofessionnel des palmipèdes à FOie Gras (CIFOG). De son côté, la directrice de l’interprofession se félicite que les poulets ou les dindes emboîtent le pas des canards et des oies dans le plan Adour à travers l’Anvol, cette association nationale, homologue du Cifog, mais pour la filière des volailles de chair. Landaise d’origine, Marie-Pierre Pé explique en effet que la cartographie établie par l’équipe du professeur Guérin, sur la base des précédentes épidémies dans les élevages de palmipèdes, va désormais servir de référence pour les autres volailles du secteur. Le « zoning » de la densité des élevages a été calculé selon le nombre de bâtiments par commune, que notre responsable interprofessionnelle présente comme autant « d’îlots de chaleur ». Et les éleveurs des communes concernées par ce plan Adour seront indemnisés à 100 % pour leur manque à gagner, alors que les remboursements prévus en cas d’épidémie sont plafonnés à 50 % des pertes d’exploitation. Cela représenterait un budget de douze millions, selon les interprofessions. « Une paille par rapport aux 500 millions déboursés pour les abattages massifs des précédentes épidémies », fait valoir la porte-parole des éleveurs de canards à foie gras du Sud-Ouest, adhérente de la coopérative Maïsadour.
Pénurie de canetons
Dans la ferme de la famille Mora, qui a déjà subi trois années d’abattage forcé de ses canards sans avoir touché toutes les indemnités annoncées, on reste dubitatif sur l’efficacité du plan Adour. Julien, le fils, qui a pris la suite de ses parents, assure pourtant que l’idée de dédensifier émane de la base, étudiée lors de réunions de travail entre éleveurs landais dès les premières alertes épidémiques. « Quand on en a parlé au Cifog, ils ont commencé à nous dire que c’était une idée ridicule. Maintenant, ils font ce qu’on préconisait, mais sans nous. » Leur crainte, c’est que les petits producteurs traditionnels de Chalosse soient les dindons de la farce. « Des canards ou des poulets, il y en aura toujours autant, mais les volumes seront produits ailleurs », redoute Serge Mora. De fait, les doutes sont alimentés par la « pénurie de canetons » annoncée par le Cifog, depuis que les grands couvoirs de l’Ouest qui alimentent la filière ont à leur tour été frappés par l’épidémie. Carole Delga, présidente de la région Occitanie, évalue la perte de production à 300 millions d’euros pour l’ensemble de la filière. Elle a réclamé au ministre de l’Agriculture des aides étendues aux élevages des zones dites « indemnes » de la région.
En Alsace, autre région historique de production de foie gras, on s’inquiète aussi, pour la même raison, de ne pas avoir de marchandise à proposer sur les traditionnels marchés de Noël. « On est un peu les oubliés », résume Nicolas Lechner, président de l’association Gänzenliesel qui regroupe une dizaine de producteurs autour d’un label régional. « Nous avons un cahier des charges qui limite déjà la densité des oies et des canards au mètre carré », souligne l’éleveur-transformateur alsacien qui défend une approche artisanale face à la massification de la production, lancée par les grandes coopératives du Sud-Ouest (Maïsadour, Vivadour, Euralis) pour conquérir des parts de marché dans la grande distribution. Problème, sur les 40 000 canetons attendus, les producteurs alsaciens artisanaux n’en auraient finalement reçu que 6 000 en provenance de Vendée. Et ils sont d’autant plus dépités que leur région a été épargnée par l’épidémie de grippe aviaire. « Nous n’avons pratiquement eu aucun cas de contamination, à part quelques poulaillers chez des particuliers », rapporte Nicolas Lechner. Bref, la concentration des couvoirs devient un sujet crucial (lire « Les canards rustiques de la Bidouze font de la résistance »). Au Cifog, Marie-Pierre Pé assure que les professionnels du secteur réfléchissent à leurs implantations futures. « Il faut tout remettre à plat, ce n’est pas normal de voir des élevages de plus de 100 000 têtes », ajoute Nicolas Lechner, qui souhaite étendre la question à la filière des poulets. Les élus alsaciens ont certes pris conscience de la dépendance de ces éleveurs envers les accouveurs. Ils se disent prêts à investir jusqu’à 800 000 euros dans un couvoir sur place mais les entreprises de ce secteur renâclent. « Ce ne serait pas viable économiquement d’installer, à l’autre bout de la France, un petit couvoir de 5 000 canetons par semaine », explique le directeur général d’un important groupe d’accouvage, Grimaud Frères, dans un article du « Monde »2.
Incubateurs de virus ?
De fait, « on est toujours dans une logique économique de concentration et de densification qui n’a plus aucun sens. On préfère détruire 10 000 animaux sains pour un seul malade », déplore François Moutou. Ce vétérinaire a suivi avec des collègues de l’Institut Pasteur la diffusion des virus IAHP à l’échelle mondiale, depuis la détection du premier cas mortel pour l’homme du H5N1 à Hong-Kong en 1997, au sein du laboratoire de santé animale de l’ANSES (Agence Nationale de SÉcurité Sanitaire) de Maisons-Alfort. Avec cet autre enjeu, pour la santé humaine : « On a recensé environ 900 cas humains à ce jour, dont près de 500 mortels », expose François Moutou. C’est certes peu à l’échelle d’une population mondiale de huit milliards d’habitants, reconnaît ce spécialiste des zoonoses. Mais la virulence du virus qui se recombine en permanence fait craindre le pire. « Pour l’instant, on n’a eu affaire qu’à des cas isolés, sans transmission entre les humains », précise François Moutou qui se refuse à jouer « les oiseaux de malheur » en pronostiquant une inévitable pandémie mondiale.
Si la diffusion du Sars-Covid-19 sur toute la planète a pris le relais des craintes de voir un virus hautement pathogène de grippe aviaire sauter la barrière des espèces, la vigilance reste de mise autour des élevages. Contrairement à Jean-Luc Guérin, qui demeure prudent sur l’analyse des causes des « sauts à distance » du virus constatés à proximité des élevages, François Moutou apporte de l’eau au moulin du Modef et de la Confédération paysanne qui incriminent les transports sur de longues distances. Non seulement à l’échelle du Sud-Ouest ou de la France mais sur toute la planète. Il cite l’exemple de foyers détectés en Afrique, il y a quelques années, dans des élevages approvisionnés en poussins par avion depuis la Chine. La question de savoir si les bâtiments d’élevage ne seraient pas devenus des « incubateurs » permettant l’émergence de nouvelles versions du virus demeure l’angle mort des enquêtes épidémiologiques. Et si, par un effet boomerang, la faune sauvage, montrée du doigt comme vecteur des épidémies, avait été infectée à son tour par un virus « domestique » sorti des élevages, demande François Moutou ?
La voie du vaccin
La mise au point d’un vaccin, réclamée de longue date par la Coordination rurale, est une autre piste, plébiscitée par de plus en plus de producteurs sur le terrain. Mais la vaccination est aussi considérée comme un risque financier en aval de la filière. François Moutou garde le souvenir amer de ces enseignes de grande distribution qui refusaient de vendre la viande des volailles vaccinées préventivement afin, selon elles, de ne pas affoler les consommateurs. De fait, les titres alarmistes de la presse sur la grippe aviaire avaient fait chuter la vente de volaille de 20 % en octobre 2005, les consommateurs ayant eu peur de contracter le virus alors même que la France n’a été touchée qu’à partir de février 2006. Interrogé cette année-là par une mission parlementaire, le ministre de l’Agriculture de l’époque, Dominique Bussereau, expliquait avoir lancé une première commande de vingt millions de doses pour un « stock d’urgence » destiné à « vacciner la totalité des volailles qui ne pourraient pas être confinées3».
Aujourd’hui, Jean-Luc Guérin explique que deux candidats vaccins sont encore à l’essai en France sur des canards, pour une éventuelle autorisation en 2023. D’autres vaccins sont testés sur les oies en Bulgarie et les poulets aux Pays-Bas, indique la FNSEA. Outre la difficulté de mettre au point un vaccin contre un virus qui, comme la grippe humaine, se recombine chaque année, la question technique est de s’assurer que les oiseaux vaccinés contre l’influenza ne soient pas des porteurs sains, capables de disséminer à leur tour la maladie. Sur ce point, le vétérinaire toulousain assure qu’il est possible de distinguer génétiquement, une fois reçues les premières doses testées, les « virus sauvages » pathogènes du virus inactivé injecté aux oiseaux. Toutes les analyses sont centralisées au laboratoire de l’Anses de Ploufragan (Côtes d’Armor).
Hors de ce contexte sanitaire, en Bretagne, où se concentre plus de 50 % de la production porcs charcutiers de France sur seulement 6 % de la SAU (Surface Agricole Utile) nationale, la question de la densité des élevages se pose de longue date. Dans la région, c’est la pollution des eaux par les rejets des élevages et l’invasion récurrente des algues vertes sur le littoral qui mobilisent depuis des décennies l’association Eau et Rivières de Bretagne (ERB). « Il y a trop d’animaux élevés en Bretagne, notamment des porcs mais aussi trop de volailles en hors -sol », affirme sans détour Estelle Le Guern, chargée de mission « Eau et agriculture » au sein de l’association. « ERB milite pour une meilleure répartition nationale », explique la jeune femme, par ailleurs salariée agricole dans un petit élevage de soixante porcs bio aux portes de Quimper. Mais dénoncer la pollution des élevages de porcs ou les poulaillers « industriels » en Bretagne c’est un peu comme critiquer Airbus à Toulouse. À l’image de l’industrie aéronautique qui a organisé un « cluster », bucoliquement baptisé « Aerospace Valley », entre les anciennes régions Aquitaine et Midi-Pyrénées, l’agriculture bretonne a structuré toutes ses filières en « agro-chaînes » qui vont de l’importation des aliments pour les élevages dans ses ports jusqu’aux abattoirs géants ou aux usines de lait en poudre pour l’exportation. Montrés du doigt, les défenseurs du « modèle breton » expliquent que cela a permis historiquement de conserver une bonne « densité » de petites fermes familiales par une intensification de la production et une spécialisation des produits. « Ce n’est plus vrai aujourd’hui, un tiers des fermes a disparu entre 2000 et 2010, un quart entre 2010 et 2020. La taille moyenne des exploitations est passée de quarante-huit à soixante-deux hectares dans la dernière décennie et ce sont les coopératives elles-mêmes qui installent les plus gros élevages, même en bio », déplore la jeune éleveuse, militante d’ERB, qui plaide pour des solutions plus modestes et respectueuses de l’environnement, des humains et des animaux.
Les canards rustiques de la Bidouze font de la résistance
« On a des demandes qui viennent de loin, on est débordé », se félicite Florence Lataillade dans sa petite ferme située en bord de route à la sortie de Bidache (Pyrénées-Atlantiques). L’éleveuse revient pourtant d’encore plus loin que ces commandes de canetons qui affluent. En août 2021, ses 1 600 canards de race Kriaxera et Rouen-Landais ont fini par être euthanasiés. Florence en est encore toute chiffonnée. « Ils m’ont suggéré de couper la ventilation pour les laisser crever. Je leur ai répondu qu’ils devraient venir les enterrer eux-mêmes. On nous fait suivre des formations sur le bien-être animal et on ose nous demander de tuer nous-mêmes des canards qui n’étaient même pas malades. » Outrée et pugnace, la propriétaire du couvoir de la Bidouze persiste à affirmer haut et fort que ses placides canards noirs et bien « roploplos » ont développé une résistance naturelle aux différentes versions du virus hautement pathogène qui décime les autres races. Avec le soutien du syndicat agricole basque ELB, affilié à la Confédération paysanne, elle a tenu tête pendant plusieurs années à l’administration qui exigeait la fermeture de son entreprise et l’abattage de ses reproducteurs. Des manifestations ont empêché physiquement l’entrée des fonctionnaires sur son exploitation et la résistance s’est poursuivie devant la justice. « On a gagné au tribunal », savoure Florence Lataillade, qui a bénéficié du soutien sans faille de la plupart des élus locaux, toutes tendances politiques confondues.
L’élevage a fini par obtenir de haute lutte la signature, en mars 2021, d’un protocole expérimental sous l’égide du conservatoire des races d’Aquitaine, au nom du sauvetage des races rustiques menacées d’extinction. Le document reconnaît que les canards de la Bidouze ne présentaient « aucun signe clinique » de la maladie en dépit de la détection du virus H5N8 dans l’élevage. Les analyses du laboratoire de l’Anses à Ploufragan ont aussi détecté la présence d’un virus H6N1, « connu et commun dans les élevages de palmipèdes ». Le protocole prévoyait « une analyse de cette co-infection sur l’absence de signes cliniques et/ou l’immunité croisée » par la chaire de biosécurité aviaire de l’ENVT. Un « élevage miroir » devait être dupliqué à l’extérieur du couvoir de la Bidouze pour sauvegarder les souches de ces canards peu communs. « Mais tout ça n’a servi à rien », déplore Florence Lataillade. Quelques mois seulement après l’octroi de cette exception basque, la préfecture des Pyrénées-Atlantiques ordonnait au cœur de l’été l’abattage de tous les palmipèdes de la famille Lataillade. L’éleveuse de Bidache y voit « une vengeance de l’administration ». La préfecture explique de son côté que c’était la condition sine qua non pour que le département retrouve son statut de « zone indemne » de l’épidémie, indispensable pour donner le feu vert au retour de la commercialisation des volailles dans toutes les Pyrénées-Atlantiques.
« J’étais prêt à sortir la nuit avec le fusil »
Malgré tout, le couvoir de la Bidouze a pu reprendre son activité en 2022 grâce aux œufs confiés à la station expérimentale Inrae de Benquet (Landes), spécialisée dans l’étude de l’oie et la recherche sur la production de foie gras sans gavage des palmipèdes. Pour Gilbert Lataillade, 93 ans, c’est un soulagement. Le beau-père de l’éleveuse est un pionnier à sa façon. Il s’est formé à la technique de l’insémination artificielle, spécialisant la ferme, jusque-là en polyculture, dans l’élevage de reproducteurs. Il raconte aussi volontiers les premiers essais de culture de maïs hybride de sa jeunesse, à l’époque jugée trop avant-gardiste dans la famille. Mais l’ancien agriculteur moderniste n’est pas près de lâcher la vieille souche des canards Kriaxera de sa belle-mère, jadis plébiscités sur le marché de Peyrehorade. La légende en attribue l’origine à un croisement des canards de ferme avec des colverts sauvages. Certes, les mulards, ces hybrides stériles qui représentent désormais 90 % de la production nationale de foie gras, sont plus productifs mais, à ses yeux, aussi plus fragiles.
De fait, Gilbert Lataillade plaide pour une réglementation adaptée à chaque filière. Sa belle-fille, qui a pris sa suite avec autant de détermination, se déclare intéressée par la création d’une « interprofession fermière ». Une alternative au Cifog qui rassemble la plupart des acteurs de la filière ? Le syndicat ELB tente d’ailleurs de mettre sur pied une filière locale pour valoriser spécifiquement le Kriaxera avec des éleveurs et des transformateurs basques.
Le foyer de résistance constitué autour du couvoir de la Bidouze ne fait toutefois pas l’unanimité dans ce coin de campagne aux confins du Béarn et du Pays basque. Certains voisins redoutaient que l’exception préfectorale, même de courte durée, ne transforme la ferme de Bidache en cluster diffusant le virus alentour. « J’étais prêt à sortir la nuit avec le fusil », témoigne Gilbert Lataillade qui se souvient encore, quelques années après, de la main aussi anonyme que jalouse qui avait tué 300 canards avec un produit anti-limaces. « Certains veulent la mort des petits couvoirs et des petits producteurs. On est les vilains petits canards », résume Florence Lataillade.
Dans le Gers, un « collectif fermier » réinvente la polyculture-élevage
Le petit élevage de porcs noirs en plein air de Noémie Calais a remplacé la grande porcherie de 3 000 têtes construite par le père de Marie-Sylvie Herman au siècle dernier. Diplômée de Sciences-Po, la jeune femme raconte dans un livre rédigé avec un ancien condisciple4 comment elle a radicalement bifurqué pour élever des poules puis des cochons dans cette exploitation familiale du Gers, alors un peu trop « industrielle » à leurs yeux. Outre les cabanes en bois des cochons de Noémie, la centaine d’hectares en coteaux de la ferme de Marie-Sylvie abrite désormais, en Gaec, une bergerie-fromagerie qui transforme le lait d’une centaine de chèvres et brebis en fromages, une EARL qui brasse des « boissons végétales » à base de soja et céréales produits sur place et les serres tunnel d’un duo de maraîchers. « Là où nous étions deux salariés et demi, on compte maintenant cinq ateliers distincts qui font travailler une dizaine de personnes, sans compter les stagiaires et les apprentis », se félicite la propriétaire des lieux. Désormais divorcée et préretraitée, Marie-Sylvie Herman, soixante ans, a converti les terres héritées de son père à l’agriculture biologique pour faciliter la transition de la ferme.
Cette transformation d’une exploitation conventionnelle, comme il en existe beaucoup dans le Gers, en « ferme collective » s’est effectuée sous l’impulsion d’un groupe de jeunes arrivés dans le sillage du fils de Marie-Sylvie. À l’origine, celui-ci ne voulait pourtant pas reprendre la ferme. « Le modèle d’agriculture de mes parents ne m’a jamais plu », confesse Hugues Ancelin, trente-six ans. Diplôme d’ingénieur agronome en poche, le jeune homme a d’abord travaillé dans des parcs nationaux en zone de montagne avant de revenir dans les coteaux vallonnés du Gers avec des chèvres, des brebis… et des ami(e)s. Pas question pour lui de reprendre seul l’exploitation familiale. La dimension collective est capitale à ses yeux, au point d’avoir envisagé de s’installer dans un autre département ou une autre commune, avant finalement de revenir « au bercail ».
Le petit atelier porc-charcuterie développé par Noémie à la place de l’élevage spécialisé de Marie-Sylvie conserve une place centrale dans l’écosystème d’économie circulaire, mis en place au sein du collectif fermier des Arbolets. Les cochons noirs mangent le petit-lait de la fromagerie de Hugues et Éléonore et les drêches issus de la production des boissons végétales de Nico. « Il faudrait revenir à l’idée de départ du cochon-poubelle qui recycle les déchets des autres activités », dit Noémie. L’éleveuse transforme elle-même la viande de ses porcs en charcuterie dans un atelier de découpe en Cuma. Elle a renoncé à se faire livrer des rations complètes par camion et va chercher des céréales concassées dans un élevage de volailles voisin. « Les charcuteries de porc noir font un carton sur les marchés », assure Hugues qui envisage de faire sécher jambons et saucissons à côté de ses fromages, pour les vendre sous l’un des hangars de l’ancienne exploitation transformé en point de vente directe hebdomadaire.
Quand on lui demande si le modèle de la ferme collective des Arbolets serait reproductible ailleurs pour retrouver un équilibre entre densité d’animaux et cultures à l’échelle d’une exploitation, Marie-Sylvie Herman demeure prudente. « J’ai assisté cet été en Ariège à une rencontre avec une vingtaine d’autres expériences similaires venues de toute la France. J’ai trouvé ça formidable mais j’ai constaté que pas un cas n’était pareil à l’autre », résume l’ancienne éleveuse du Gers.
- Sur ce sujet, lire le dossier https://revue-sesame-inrae.fr/biosecurite-elevages/, paru en mai 2021.
- Le Monde, 14 juillet 2022, https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/07/14/le-foie-gras-d-alsace-en-peril-victime-indirecte-de-la-grippe-aviaire_6134766_3234.html
- Mission parlementaire sur la grippe aviaire, 25 mars 2006 https://www.assemblee-nationale.fr/12/miga/05-06/c0506024.asp
- Noémie Calais, Clément Osé, Plutôt nourrir. L’appel d’une éleveuse, Tana éditions, septembre 2022.
Merci pour cet article qui montre bien la bataille difficile des éleveurs et éleveuses qui ont de petites fermes en plein air contre des normes sanitaires incroyablement dépassées, David et Goliath. Le point sur la vaccination me suggère une question : la vaccination aurait pu être préconisée de longue date, mais elle était freinée par les entreprises de sélection car ces entreprises n’auraient pu exporter leurs reproducteurs ? Est-ce que je me trompe en affirmant ainsi que les entreprises de sélection génétique ont joué dans la balance de la décision vis-à-vis de la politique sanitaire au détriment des petits élevages ? C. Leterrier
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