Sciences et société, alimentation, mondes agricoles et environnement


De l'eau au moulin

Publié le 15 juin 2017 |

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Crise de la production agricole ou échec d’une agriculture low-cost ?

Par Dominique Michenot 1François Colson 2, Michel Jouvert 3

Cette contribution aux Controverses européennes de Marciac 2016 a été écrite à l’automne 2015

Depuis des semaines, nous sommes perplexes face aux discours de la plupart des responsables agricoles et la façon dont les médias schématisent la crise agricole. Oui, le mal-être et la colère sont présents dans les campagnes, mais les disparités énormes en agriculture sont occultées par les manifestants. Oui, certaines situations sont dramatiques, mais des paysans sont fiers de leur façon de produire et d’en vivre correctement. Il faut oser débattre de la responsabilité des acteurs de ces crises à répétition, mais aussi des perspectives d’avenir d’une agriculture innovante.

Dominique Michenot

François Colson

Il y a une grande responsabilité des dirigeants politiques et syndicaux (essentiellement FNSEA) qui cogèrent la politique agricole depuis plus de 40 ans et refusent la pluralité syndicale. Ils ont engagé le monde agricole dans une recherche effrénée de la compétitivité et du libéralisme mais viennent pourtant, tels des pompiers pyromanes, quémander des aides publiques pour répondre aux effets désastreux de ce qu’ils ont revendiqué… Et obtenu.

Plus de compétitivité, c’est-à-dire produire plus de « minerai » le moins cher possible, pour pouvoir exporter, avec le moins possible de réglementation en reportant sur la collectivité les effets nocifs sur l’environnement. Plus de modernisation, ce qui, « sous l’apparence d’une sonorité positive, représente toujours plus d’investissements très lourds, plus d’industrialisation et d’artificialisation de l’agriculture, plus de déshumanisation, et de perte d’emplois, plus d’élimination des petites fermes qui pourtant, de nombreuses études le démontrent, sont les plus efficaces en emploi, en biodiversité, en paysage, en valeur ajoutée », comme le dit si bien un ancien président de la Chambre d’agriculture « bis » du Pays basque 4.

Ce sont ces mêmes dirigeants des syndicats majoritaires qui ont souhaité, avec l’aval des laiteries, la fin des quotas laitiers pour libérer la production et encouragé beaucoup de jeunes et moins jeunes à des investissements en bâtiments énormes, robotisés, dont les vaches ne sortent plus pour pâturer. Ce sont ces mêmes dirigeants qui viennent aujourd’hui réclamer des mesures de régulation de la production, parce que les prix mondiaux baissent avec l’excès de lait mis sur le marché !

Quant à la réponse des pouvoirs publics, soucieux, on les comprend, d’éteindre le feu, elle est particulièrement « ambiguë » puisque les aides publiques vont pour l’essentiel aider ceux qui ont voulu s’agrandir au plus vite et produire plus pour gagner plus, lesquels vont se retrouver avec des charges financières allégées, des reports d’échéances, etc., sans rien régler pour l’avenir.

Trente ans que cela se répète, comme par exemple pour les producteurs de porcs bretons qui, tous les trois ans, tout en refusant de mettre en place de réelles caisses de péréquation pour atténuer les fluctuations de prix, demandent et obtiennent ce type d’aides (plan Sarkozy en 2009) pendant que les plus performants annexent leurs voisins moins « compétitifs ». La fuite en avant continue.

Complexe agro-industriel, politique européenne

Responsable aussi, le complexe agro-industriel (nous réfutons le terme « alimentaire »). Des nutritionnistes de l’Inra font une analyse remarquable des effets sur la santé du développement de ce complexe qui achète le moins cher possible du « minerai » pour le triturer, le cracker, le compléter, l’emballer, afin de nous fournir des aliments qui n’ont plus rien de naturel et qui ont des impacts considérables sur la santé : « Prenant le relais du productivisme agricole, l’industrialisation de l’alimentation a permis de disposer d’une alimentation abondante et peu onéreuse. Mais la malbouffe a aussi envahi les supermarchés. Le déséquilibre nutritionnel de l’offre alimentaire a des conséquences évidentes sur le plan de la santé publique, comme le prouve la montée de l’obésité, des maladies métaboliques et des cancers (…) La longévité en bonne santé de la population est ainsi fort médiocre, et les dépenses de santé en constante augmentation. Dans ce paysage alimentaire, ni la santé de l’homme ni celle de la planète ne peuvent être gérées correctement, d’où la nécessité de développer une autre politique alimentaire plus cohérente. » (Christian Rémésy, Inra)

En clair, les consommateurs ne peuvent pas tous avoir accès à une alimentation de qualité contribuant à leur santé. La transparence totale sur l’origine et le contenu des aliments commercialisés est pourtant une exigence comme celle de la préservation de l’environnement avec moins de packaging.

Responsable, la politique européenne, laquelle représente pour la France 10 milliards d’euros d’aides directes, dont 80 % distribués à 20 % des exploitations, les plus grandes bien sûr ! Avec en moyenne 200 €/ha, plus la ferme est grande, plus elle touche. Avec, souvent, en production céréalière ou en bovins viande, des aides dépassant le montant du revenu agricole. C’est cette mécanique qui contribue à alimenter la fuite en avant vers l’agrandissement avec son corollaire : la diminution du nombre de fermes. Certains manifestants sont bien mal venus de crier contre Bruxelles… Ces aides ne sont pas du tout liées à l’emploi, bien que depuis 2015, des progrès se fassent jour. Stéphane Le Foll, ministre français de l’Agriculture, a ainsi majoré l’aide aux 50 premiers hectares, ce qui favorise les plus petites fermes. Mais il reste à inventer des règles de plafonnement en fonction du nombre d’emplois concernés.

Absence d’amortisseurs

Surtout, depuis 20 ans, l’Europe n’a cessé de diminuer le montant des dépenses agricoles et de libéraliser les marchés agricoles, supprimant tous les outils de régulation des marchés ou de protection aux frontières, qui pourraient assurer des volumes équilibrés et des prix rémunérateurs. D’où cette incohérence : les aides directes ne sont plus reliées aux prix de marché ; en cas de hausse ou de baisse brutale des prix, il n’y a plus d’amortisseurs.

C’est ainsi que l’année où les prix des céréales se sont envolés, les céréaliers ont touché le « jackpot », avec des aides identiques aux années difficiles et des revenus mirifiques en sus… En revanche, quand le prix du lait s’effondre comme depuis quelques mois, il n’y a rien pour préserver le revenu des producteurs, sinon les contrats avec les collecteurs industriels ou coopératifs, qui se révèlent très souvent déséquilibrés. Aucune volonté ni européenne ni française pour arbitrer et imposer un prix minimum de crise – les grands opérateurs ou traders internationaux sont plus intéressés par les spéculations juteuses sur les prix du marché mondial que par des contrats avec les producteurs garantissant un échange équilibré et durable.

La responsabilité individuelle d’un certain nombre d’agriculteurs, n’est pas non plus à occulter.

Jusqu’à ces dernières années, tout le monde parlait des différents types d’agriculture qui devaient coexister. Depuis peu, loin des discours sur la « responsabilité sociale des entreprises », certains, poussés en partie par la peur du lendemain, se lancent dans l’accaparement des terres et des aides directes qui vont avec. Ils contribuent à démanteler les exploitations voisines qui se libèrent, surenchérissent sur les fermages, alimentant des crises de surproduction. Pouvaient-ils ignorer les débats sur la suppression des quotas laitiers et le fait que leur choix individuel de produire plus pourrait amener une crise économique ?

C’est ainsi que la concentration accrue de l’agriculture détruit peu à peu les possibilités pour d’autres de produire autrement et bloquent les installations alternatives. Lesquelles sont souvent taxées de retardataires.

Retardataires, vraiment ? Juste un exemple : la dernière étude du Réseau Agriculture Durable (RAD) compare les revenus de producteurs de lait à base d’herbe. Sur la base de 139 élevages herbagers de la région Grand-Ouest, comparés à un échantillon de plus de 200 exploitations spécialisées dans le lait, on a moins de lait, moins de surface, beaucoup moins de charges, plus d’emploi et, au bout de compte, plus de valeur ajoutée, plus de revenu au litre ou à l’hectare, plus de revenu disponible par travailleur…

Cherchez l’erreur ! D’autant que ces producteurs touchent moins d’aides publiques, tout en produisant plus de biodiversité et moins de pollution. Alors, l’avenir est-il dans la ferme des mille vaches et ses petites imitations qu’on commence à voir fleurir ou, tout au contraire, dans un encouragement de systèmes de production innovants et plus économes, plus autonomes, plus résilients ?
Quant au complexe agroalimentaire, « La crise démontre la faillite du système low-cost » (à bas coût). Ce n’est pas un hurluberlu écolo ou un fanatique de l’agriculture paysanne qui le dit, mais le D.G. de Fleury-Michon, un des plus gros transformateurs de porcs en France, dans les colonnes de Ouest-France (2 sept 2015). Et d’ajouter : « Si la viande française est synonyme de respect de l’environnement et de santé, nous serons capables d’exporter dans le monde entier ». C’est aussi le discours du Président de Terrena à Ancenis (Loire-Atlantique), une de nos très grosses coopératives, qui construit pas à pas le revenu de ses adhérents sur une double démarche de production                     « écologiquement intensive » et de positionnement sur les marchés, y compris internationaux, en termes d’agriculture-santé : filière de lapins ou de porcs garantis sans OGM, ni antibiotiques, nombreux Label Rouge en volailles, viande bovine ou céréales.
Les consommateurs ? C’est l’autre acteur dans cette crise. On ne devrait plus parler d’agriculture sans parler de santé, d’alimentation et d’environnement. Oui, il faut d’urgence plus de transparence, que les produits qu’on achète ne soient plus seulement marqués « transformés en France », mais « produits et transformés en France ». Que les marques vendant du lait dit « de montagne » ou « pâturage » disent clairement qu’il ne contient que du lait produit à base d’herbe pâturée (cf. les études Onilait sur les différences de qualité en fonction de l’alimentation des vaches).

« Le dernier chantier, celui de la santé publique, revêt un caractère majeur. Beaucoup ignorent qu’un même type de nutrition peut être efficace pour la prévention de toutes les pathologies. En facilitant le fonctionnement de l’organisme, une bonne nutrition préventive, surtout si elle est pratiquée à l’échelon d’une vie entière, ralentit le vieillissement avec son cortège de pathologies (…) Il est remarquable que des régimes basés sur une grande diversité végétale et très économes en produits animaux puissent avoir l’immense avantage d’être efficaces pour gérer la santé de l’homme, mais aussi celle de la planète, ce qui donne beaucoup de cohérence à leur mise en œuvre.. Nous ne sommes qu’au balbutiement d’une gestion intelligente de la santé par l’alimentation. » (C. Rémézy, Inra.)

Conditionner les aides au respect de l’environnement et des produits

Arrêtons de croire que l’avenir sera dans le libéralisme et l’industrialisation sans fin de l’agriculture. Il faut se donner un nouveau cap : vers la maîtrise des principales productions agricoles, vers l’agriculture paysanne, vers le soutien aux filières de qualité, aux filières relocalisées, à l’agroécologie. Il faut une politique agricole qui privilégie la valeur ajoutée et les emplois dans les exploitations.

L’encouragement à des systèmes de production moins « industriels », plus autonomes, économes et plus agroécologiques permettra d’économiser énormément sur les coûts environnementaux engendrés par un certain type d’agriculture et supportés par la collectivité.

Aux gouvernants et aux dirigeants agricoles, il faut rappeler l’urgence de conditionner les aides européennes et nationales à l’emploi, au respect de l’environnement et à la qualité des produits.

Renonçons aux aides indifférenciées sans plafonnement qui sont d’évidence des rentes et des incitations fortes à l’agrandissement des exploitations, donc à la substitution capital-travail.

Aux consommateurs, par leurs comportements d’achat, d’être attentifs à l’origine des aliments et à leur qualité, parfois un peu plus chers, mais garants d’impacts positifs sur leur santé et d’économies sur des dépenses dont on sait le coût social.

Aux responsables des collectivités territoriales, aux pouvoirs publics, nous avons envie de dire : il y a partout en France des gisements de productivité et d’emplois qu’il faut aider à émerger : dans les circuits courts et la mise en place de plateformes de distribution pour la restauration hors foyer, l’innovation dans des circuits logistiques mutualisés entre circuits courts et circuits longs, mais aussi dans la mise en place de filières équitables, de la production au consommateur, d’aliments valorisant des produits de qualité avec le concours de l’industrie de transformation agro-alimentaire. Des exemples existent un peu partout.

N’oublions pas que l’Europe est notre premier client et, sur le marché mondial, plaçons notre savoir-faire, nos produits de qualité et d’excellence environnementale. D’une crise « fabriquée » faisons un tremplin pour l’avenir.

  1. agriculteur jusqu’en 2010 et administrateur de Terrena de 1992 à 2006
  2. économiste Inra de 1977 à 2000 et directeur de l’Ecole nationale d’horticulture d’Angers de 2001 à 2010
  3. directeur de la Chambre d’agriculture de Loire-Atlantique de 1984 à 2007
  4. Chambre agricole créée par le syndicat basque ELB et dissidente de celle des Pyrénées-Atlantiques.




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