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Quel heurt est-il ?

Publié le 7 juillet 2021 |

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[Covid, croyances et récits]Le coronavirus, un agent de révision des croyances ?

Par Francis Chateauraynaud et Mathieu Noël1

À propos des confrontations pratiques avec la pandémie… ou comment des pratiques et des savoirs peuvent ou non se nourrir de l’expérience de la crise.

En janvier 2019, débutait une recherche collaborative entre un sociologue et un médecin généraliste, afin de jeter des ponts entre pragmatisme sociologique et pratique médicale. Un an plus tard, les premières alertes venues de Chine ont dérouté nos travaux, puis tout a basculé. Pour de nombreux médecins, l’arrivée du Covid-19 a d’abord été perçue comme une banale grippe. Vite réduite à néant, cette interprétation a cédé la place à un tsunami de questions et d’incertitudes. Les praticiens ont alors découvert les lacunes de leur savoir, la difficulté de s’informer et la nécessité d’ajuster leurs activités individuelles et collectives. À l’échelle du système de santé, d’énormes failles sont apparues, souvent imputées aux réformes antérieures. Dans ce contexte, les échanges entre médecin et sociologue ont changé de modalité : interpréter un processus jusqu’alors inimaginable exigeait de sortir des cadres habituels, en regardant comment des pratiques et des savoirs pouvaient ou non se nourrir de l’expérience de la crise.

À l’épreuve du savon, au ras des corps

La question d’un patient était intrigante : comment un virus qui ne résiste pas au savon peut-il provoquer une pandémie mondiale ? Prendre à rebours les logiques scientifiques, médicales et technocratiques par des questions impertinentes est toujours légitime en démocratie. Comment répondre ? Les innombrables mesures politiques et sanitaires, les millions d’articles, de tribunes et de commentaires ont créé tant de doutes et de critiques que la hiérarchisation des causes et des raisons a longtemps paru impossible. Ce processus critique peut-il in fine contribuer à un changement de perspective sur la santé, la maladie et la médecine au XXIe siècle ? L’impatience de retrouver le monde d’avant dans celui d’après, comme lorsque le ministre de la Santé prédit en mars qu’à l’automne 2021 « la pandémie sera dans les livres d’histoire », pourrait bien faire rater la possibilité d’une « bifurcation ».

Si les connaissances médicales visent l’objectivité, l’activité médicale investit autant de routines que de partis pris, de techniques éprouvées que d’expériences singulières. En 2020, l’afflux d’avis contradictoires a creusé le fossé entre l’objectivisme médical et la diversité des expériences : l’urgence d’une information actualisée, attisée par le jeu médiatique servant de caisse de résonance aux conflits de spécialistes, a aggravé une défiance préexistante face au discours médical. Dans sa fulgurance, le Covid-19 a affolé les systèmes d’information. Comment, en pratique, s’y prennent médecins et patients, mais aussi les autres acteurs concernés, pour surmonter ces tensions ? Alors que des polémiques ont saturé les lignes de communication – des allégations du Pr Raoult au développement du complotisme –, cette brève contribution met en avant un autre espace de préoccupations : la portée des expériences pratiques, saisies au ras des corps.

Covid long

La logique médiatique favorise l’expression d’opinions tranchées. Face aux patients, la mise en demeure est encore plus pressante, qu’il s’agisse de l’utilisation d’un traitement ou de l’efficacité d’un vaccin. Mais la crise est aussi l’occasion pour le médecin de changer d’attitude épistémique : la trajectoire insolite du Covid impose de ne pas figer son jugement, de débattre de ce qui résiste et de ce qui peut évoluer, à différentes échelles et dans une temporalité incertaine. La hiérarchisation des problèmes évolue avec la relation médicale. Ainsi, le Covid oblige à tenir ensemble la prise en charge de la phase aiguë, la gestion de maladies chroniques et l’interprétation de symptômes inexpliqués. Par ailleurs, les nombreux cas rangés désormais sous la catégorie de « Covid long » engagent un travail de fond qui dépasse le temps de l’épidémie proprement dite, et qui exigent la mobilisation de réseaux interdisciplinaires, de professionnels de santé comme des associations de malades.

Pour nombre de patients qui assument une vision alternative des défenses immunitaires et usent de pratiques de soins non conventionnelles, le recours au vaccin n’est plus considéré d’emblée comme une hérésie mais comme un levier de sortie du brouillard, un élargissement du répertoire d’action. Les doctrines sont ainsi réévaluées face aux enjeux. Pour les acteurs, médecins et patients, le sens pratique consiste à développer une pragmatique de la complexité, visant une approche plus graduelle et plus dialogique des signes, offrant plus de prise sur le processus, tout en changeant potentiellement le rapport au savoir et à l’institution médicale. C’est le moment d’ouvrir un vaste chantier de remise en questione, ancré dans les pratiques. Seul un dialogue ouvert à la conflictualité, qui ne ferme pas par avance les possibles, permet de construire des séquences d’intercompréhension. Reconnaître la portée de ce travail au corps à corps, d’expérimentation et d’apprentissage, au cœur des consultations comme dans toutes les activités médicales, des centres d’appels d’urgence aux services de réanimation, c’est renvoyer dos à dos le scepticisme et le complotisme et toutes les attitudes qui alimentent l’impuissance individuelle et collective.

Une capacité d’auto-organisation délégitimée

La politique de santé publique et la pratique médicale, jamais parfaitement accordées, ne jouent pas sur les mêmes lignes de transformation. Instrumentiste plus ou moins virtuose, le médecin doit doublement trouver sa voie : improviser avec ses patients et interpréter les normes publiques. Il suffit d’un minimum de sens critique pour deviner que l’énonciation de règles qui n’ont pas été débattues ni soumises à des acteurs de terrain conduit à des blocages, des oppositions, des conflits d’autorité et, surtout, renforce le pouvoir de collèges d’experts. Dans le cas français, un opaque conseil de défense aura imposé pendant plus d’un an une politique sanitaire dont le statut d’intérêt général est sujet à caution. En monopolisant la prise de décision, sans passer par la discussion publique, ce dispositif s’est exercé à délégitimer toute capacité d’auto-organisation issue des expériences pratiques. Un tel mode de gouvernement aggrave les déficits de démocratie déjà observés avant la pandémie, rendant manifeste le glissement vers une gestion autocratique : confiscation du débat public, déploiement des forces de l’ordre plutôt que la société civile, standardisation de solutions industrielles au détriment de l’expérimentation collective des différentes façons d’exercer la médecine et d’interpréter les études scientifiques.

Au printemps 2021, le diagnostic est sévère : instrumentalisée, la lutte contre la pandémie de Covid a rompu avec l’idéal de « démocratie sanitaire » et s’est soldée par un échec sans précédent, corroboré par la nécessité d’un nouveau confinement général en avril 2021.

  1. (groupe de sociologie pragmatique et réflexive, EHESS)




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