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Publié le 22 mars 2023 |

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CoopCycle : l’ubérisation n’est pas une fatalité

Par Stéphane Thépot – ©Tommy Dessine

Article paru dans le cadre de notre partenariat avec la Chaine Unesco Alimentations du Monde, à l’occasion de son 12ème colloque annuel, “Au travail!

Ils font partie du paysage urbain des grandes métropoles depuis une dizaine d’années mais leur omniprésence a sauté aux yeux lors du confinement qui a mis la planète à l’arrêt en raison du Covid 19. De fait, les livreurs de repas à domicile se sont multipliés avec l’apparition des plateformes numériques, comme Uber Eats ou Deliveroo, qui permettent de commander directement des plats cuisinés depuis un ordinateur ou un smartphone. Les traditionnels scooters qui livraient jadis uniquement des pizzas ont été dépassés par un peloton d’autres livreurs à deux-roues, véhiculant des menus bien plus variés dans leurs sacs isothermes.

Ces start-up ont « révolutionné le marché de la livraison en mettant en concurrence MacDo et les restaurants gastronomiques », résume Basile Mazade-Lecourbe. Elles organisent aussi la course entre livreurs, traités comme des entrepreneurs et non comme des salariés et gérés par « un algorithme opaque », déplore celui qui copréside CoopCycle en France et se présente comme un opposant résolu à « l’ubérisation » de l’économie.

« Le livreur qui déplaît est simplement désactivé »

En faisant primer le droit commercial sur le droit du travail, les plateformes numériques de type Uber opèrent une véritable « contre-révolution », poursuit Bazile Mazade-Lecourbe. Le jeune homme, diplômé d’une Business School, a lui-même rejoint les bataillons de livreurs à vélo pendant ses études. « Au début, elles proposaient des rémunérations plutôt attractives », reconnaît-il. Les start-up qui défrichent le marché ont besoin d’une « énorme flotte de livreurs » et les jobs proposés conviennent à des jeunes qui ont plutôt tendance à considérer le salariat comme « un carcan », ajoute même l’ancien étudiant.

Mais l’envers du décor se fait jour avec la faillite, en juillet 2016, à Bruxelles, de Take Eat Easy, l’une de ces sociétés lancées dans la course à l’échelle européenne. Basile Mazade-Lecourbe prend alors conscience que le modèle d’auto-entrepreneur prôné par les plateformes pour rémunérer les livreurs s’apparente à « du salariat déguisé » : couverture sociale minimale, pas de congés payés, notation par les clients qui « permet » d’écarter les livreurs passant sous la barre de 90 % d’opinions favorables, etc. « Avec ce système, il n’y a jamais de licenciement ni de plan social : le livreur qui déplaît est simplement “désactivé”… »

Changement de braquet

Avec Jean-Bernard Robillard, un ancien coursier de la start-up belge qui a réalisé un documentaire sur son activité1, Basile et une poignée de livreurs se retrouvent place de la République à Paris, pendant les soirées enfiévrées du mouvement Nuit debout. De là, leur vient l’idée de redonner le pouvoir aux livreurs à travers des coopératives, avec leur propre algorithme de mise en relation entre restaurants et consommateurs, sous forme de logiciel libre : ce sera CoopCycle, créé en 2017. « C’est un projet politique, un contre-modèle pour prouver que l’ubérisation n’est pas une fatalité », revendique Basile Mazade-Lecourbe. Cette fédération revendique actuellement l’adhésion de quatre-vingts coopératives dans une dizaine de pays, en Europe comme en Amérique du Nord.

En France, CoopCycle a ainsi accompagné la structuration des Coursiers montpelliérains en 2021. Comme les autres coopératives locales, l’entreprise s’interdit de recourir aux scooters et se limite à un rayon de cinq kilomètres autour des restaurants partenaires. Elle détermine avec quels établissements elle veut ou ne veut pas travailler. « Il n’est pas interdit de bosser avec MacDo mais, quitte à proposer du fast-food au nom du principe de réalité, on préfère généralement livrer des burgers ou des kebabs faits maison », résume le coprésident de l’association.

« Une plus grande démocratisation des rapports au travail et dans la répartition des profits« 

À Bordeaux, une Maison des livreurs vient d’être inaugurée sur le modèle de la Maison des coursiers qui fonctionne déjà dans le quartier de Barbès à Paris. Un lieu de repos et d’accompagnement où des syndicalistes de la CGT et de Sud portent assistance aux livreurs précaires des autres plateformes. « La sociologie a changé, il y a de plus en plus de sans-papiers », constate Basile Mazade Lecourbe. Le métier demeure par ailleurs essentiellement masculin. Une étude réalisée auprès des 650 livreurs fréquentant la Maison des coursiers de Paris n’a recensé que… deux femmes !

Quant à la rémunération, chez CoopCycle les livreurs sont payés légèrement au-dessus du Smic, assure Basile Mazade-Lecourbe, mais rarement en CDI à temps complet. Il ne renonce pas pour autant à son objectif affiché depuis qu’il a commencé à pédaler pour livrer des repas : « dépasser le salariat ». À ses yeux, le bulletin de salaire apporte « une base, une protection » mais l’essentiel pour lui réside « dans une plus grande démocratisation des rapports au travail et dans la répartition des profits ».

Les vélos, les restos et les fantômes

Basile Mazade-Lecourbe a présenté CoopCycle au grand amphi de SupAgro Montpellier dans la foulée du témoignage d’une jeune cheffe qui revendique de cuisiner à la fois « plus écolo » et dans de meilleures conditions pour les brigades qui s’affairent derrière les fourneaux (lire pXX). Faute de temps pour échanger lors de cette séquence intitulée « Bien-être et qualité : donner du sens au travail», l’apparition dans les grandes métropoles de nouveaux « restaurants » dépourvus de salles à manger est restée dans l’ombre. Or le développement rapide de ces « dark kitchens », nées à la suite du « click and collect » qui s’est imposé lors du confinement face à l’interdiction de recevoir du public, repose essentiellement sur la livraison à domicile.

« Dans l’économie des start-up, tout est cramé en publicité »

L’avenir dira quelle place ces « cuisines 2.0 » réussiront à se tailler durablement dans les villes. Mais il est frappant de constater dès à présent à quel point les employés invisibles des plateformes numériques de livraison font écho à ces nouveaux « restaurants fantômes ». On compterait jusqu’à 60 000 livreurs de repas en France, selon le coprésident de CoopCycle. Un chiffre à mettre en rapport avec les 300 à 600 salariés officiellement déclarés par chaque start-up de la livraison de repas… De ce point de vue, « En France, Uber Eats n’est qu’une grosse PME », résume Basile Mazade-Lecourbe. Selon lui, la filiale du groupe californien, qui s’est fait connaître à San Francisco en lançant, en 2009, un service de chauffeurs privés concurrents des taxis, n’aurait commencé à équilibrer ses comptes que fin 2022.

Elle prélève pourtant jusqu’à 35 % du chiffre d’affaires des restaurants affiliés à son service de livraison. Il faut dire que, côté dépenses, Uber Eats France est le sponsor officiel du championnat de football de Ligue 1. « Dans l’économie des start-up, tout est cramé en publicité », souligne Basile Mazade-Lecourbe. Les levées de fonds permettent de tenir malgré les pertes pour s’assurer une place dominante par écrémage des concurrents. Le véritable challenger d’Uber ? Sans doute le groupe Amazon, qui s’est imposé comme le leader mondial du commerce en ligne. En 2021, l’e-commerce alimentaire, qui inclut les ventes en « drive » des grandes surfaces, pesait vingt milliards de chiffre d’affaires, souligne la chaire Unesco Alimentations du monde.


[1] « Shift », diffusé par la RTBF en mai 2021.

  1. « Shift », diffusé par la RTBF en mai 2021.

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