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Bruits de fond

Publié le 7 janvier 2021 |

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[Ours – Loups] Montrer ou cacher ?

À propos des ours, des loups et de leurs habitudes alimentaires par Sergio Dalla Bernardina, ethnologue.

Dans l’imaginaire folklorique, l’ours tue proprement. Il est sobre. Il prélève une brebis, juste ce qu’il lui faut, il l’emmène gentiment dans les bois et… Alors que les loups sont plus exubérants, insatiables même. Tout comme les belettes.

La lutte des images 

La réalité est moins contrastée. Même l’ours, lorsqu’il veut, sait produire des effets surprenants. Les carcasses de la dizaine de vaches « prélevées » en une semaine par M4 sur le plateau d’Asiago, en Italie, ne sont pas passées inaperçues. Celles des cinq brebis trucidées l’une après l’autre par un autre plantigrade dans les Préalpes orientales ont également attiré l’attention. Les amis des carnassiers n’aiment pas trop que ces images circulent. Ils préfèrent diffuser celles du prédateur/victime « braconné » par des éleveurs exaspérés. Les témoignages transmis par ces derniers ne sont pas moins sinistres : monsieur Untel, consterné, qui installe sur un rond-point à l’entrée de la ville les restes de son âne démembré par les loups ; madame Unetelle, qui pleure la disparition d’Arturo, son petit chien dont on n’a retrouvé que la queue, un œil et une mandibule.

Une compassion à géométrie variable

Des mouvements dédiés à la cause animale, comme L214, PETA (Pour une Éthique dans le Traitement des Animaux) ou la fondation Brigitte Bardot inondent le Web avec des visuels atroces. C’est bien leur boulot. Ils se font plus discrets, en revanche, lorsqu’il s’agit de dénoncer les tourments endurés par les milliers de « bêtes de rente » (10 374 ovins, 425 caprins et 160 bovins recensés par la DDTM-DREAL Auvergne Rhône-Alpes en 2019) qui tombent tous les ans sous les griffes des « superprédateurs »1. Pour autant, ces herbivores malheureux n’ont pas bénéficié d’étourdissement préalable ni de mise à mort instantanée. On les retrouve encore vivants parfois mais en lambeaux, et il faut les achever avec les moyens du bord. 

Du sang partout

Bref, on montre ou on cache, on regarde ou on ferme les yeux en fonction des contextes et des sensibilités. La prolifération de ces témoignages réalistes (le mouton dévoré, le cochon torturé, le cheval mutilé, le chien pendu, le chat noyé dans la baignoire…) est une progression exponentielle d’images sanglantes. Il y en a partout. « C’est nécessaire, nous rappellent les lanceurs d’alerte. Comment mettre fin aux actes de cruauté si on évite de les montrer ? » Cette position est défendue par Luc Boltanski dans « La Souffrance à distance »2. Sans nier le caractère central de cet argument, le chercheur cynique (il y en a quelques-uns) peut s’inspirer ailleurs, par exemple chez les spécialistes de l’inconscient qui nous obligent à reconnaître l’ambiguïté des motivations humaines. On dénonce mais on profite aussi. On déplore et on savoure : « Cachez-moi cette bestiole martyrisée que je ne saurais voir ! » Je caricature, certes, mais c’est pour insister sur une dynamique sous-jacente que nous avons tendance à occulter.

Craint-on ou aime-t-on ces images spectaculaires ? Les deux à la fois peut-être. Ce qui est sûr, c’est qu’elles attirent notre attention en alimentant, à côté de notre compassion, des sentiments plus obscurs, ceux-là mêmes qui nous poussent à regarder les films d’horreur ou les accidents de la route. En tout cas, liés comme ils sont à la violence et à la mort, ces clins d’œil macabres confèrent au « montreur » une aura sacerdotale, de la visibilité et, implicitement, du pouvoir. 

  1. Et s’ils « sauvent » des moutons en les adoptant, c’est des mains de l’homme qu’ils les épargnent, pas des crocs du loup.
  2. Boltanski L., La Souffrance à distance, éditions Métailié, Paris, 1993

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