Publié le 7 décembre 2020 |
0[Ours] Faut-il vraiment en faire une montagne ?
Par Laura Martin-Meyer
Qu’ils soient « pro » ou « anti » ours, écolos, élus ou syndicalistes, leurs voix portent loin dans le paysage médiatique. Toute nuance est balayée d’un revers de la main. Quand ce n’est pas d’une balle. C’est à ce bruit de fond, presque inaudible, que ce dossier est consacré : au-delà des postures géostratégiques, quels sont les ressorts de la cohabitation entre ours et activités agropastorales dans les Pyrénées françaises ? Le point sur un fragile (in)équilibre avant que le loup, tout simplement, ne vienne imposer sa loi.
Récit d’une chasse à l’ours qui dérapa en chasse à l’homme : le 9 juin 2020, un jeune ours brun est abattu à Ustou, en Ariège. Dans la foulée, l’association écologiste Sea Shepherd promet une récompense de 50 000 euros pour tout renseignement permettant d’identifier le ou les coupables. « Que la montagne reste muette », tel est le credo du camp adverse composé majoritairement d’élus locaux, d’éleveurs et de syndicats. S’ensuit une guerre de tranchées où c’est à qui lâchera le premier. C’est que le sujet, depuis les premières réintroductions de l’ours brun dans les Pyrénées initiées par l’État en 1996 et 1997, est hautement conflictuel. Au fil des ans, la population ursine gagne du terrain, les ennuis avec : comptant une dizaine d’individus au début des années 1990, ils seraient aujourd’hui au moins cinquante-deux à peupler l’ensemble du massif 1.
Les raisons de la discorde ? La capacité à concilier maintien de l’activité agropastorale et renforcement de l’espèce menacée d’extinction. Rien n’est simple, car le grand mammifère cause des dommages insupportables pour les éleveurs et les bergers, aussi bien matériels que psychologiques. Dans le détail : parmi les 5 719 exploitations du massif pyrénéen, 88 % des ovins, 72 % des bovins et 82 % des caprins partent en estives2. Autant de sites de rencontre privilégiés avec l’ours brun : pour la seule année 2019, le nombre de prédations qui lui étaient imputables3 était de 349 pour 1 173 animaux tués ou blessés. Voilà pour l’étendue des sinistres. Pas de quoi décourager Gérard Caussimont, acteur de la coexistence dans les Pyrénées occidentales depuis 1987, date à laquelle il prend les rênes du Fonds d’Intervention Éco-Pastoral (FIEP). Son cheval de bataille ? « Pour que l’ours et le berger puissent vivre ensemble dans les Pyrénées ». Créée en 1975, cette association de protection de la nature œuvre donc à l’accompagnement des bergers dans les zones de présence de l’ours. De grands travaux sont lancés en 1979, avec la création de la prime de dérangement visant à dédommager les bergers, en plus des éleveurs, en cas d’attaque sur les troupeaux. Une mesure à laquelle s’ajoutent leur ravitaillement par héliportage et la mise à leur disposition de radiotéléphones. L’objectif, indique le naturaliste, est d’« améliorer les conditions de vie des transhumants – éleveurs et bergers – afin qu’ils supportent mieux les attaques sporadiques de l’ours ». Et, pour éviter que ces dernières n’adviennent, aux transhumants le soin de « gérer le risque, exactement comme le font d’autres professions ».
Brebis égarées
D’abord, connaître l’ennemi : Ursus arctos étant un « omnivore opportuniste »4 , il ne s’aventure près des troupeaux que lorsque les conditions de sécurité sont optimales pour lui – la nuit ou par mauvais temps – et il s’attaque à des proies faciles, « égarées ou traînardes ». Ensuite, protéger les troupeaux. Pour ce faire, un arsenal de mesures s’offre à leur sauvegarde, toutes subventionnées par l’État et/ou l’Union européenne : gardiennage par un ou plusieurs bergers d’appui, regroupement nocturne des troupeaux, présence de chiens de protection. « Si ces trois conditions sont réunies – c’est le “triptyque de protection” –, les prédations sont marginales ». Ça, c’est pour la théorie. Car, en pratique, de part et d’autre du massif pyrénéen, des lignes de fracture se dessinent : alors que les transhumants des Pyrénées occidentales s’accommodent assez bien de la présence de six ours bruns, ceux du versant central font tant bien que mal face aux quarante-six autres – souvenez-vous, la chaîne montagneuse en compterait cinquante-deux au total. Et le seul département ariégeois de concentrer 70 à 80 % des prédations : en 2019, cela a représenté 298 attaques. Première ombre au tableau. Dans ce territoire où l’ursidé avait totalement disparu au début des années 1990, la pilule des réintroductions successives passe mal. Sans compter que la tradition des montreurs d’ours, oussaillés en occitan, continue d’imprégner le folklore ariégeois.
La pratique, consistant à capturer, dresser et exhiber les oursons sur les foires et marchés s’est considérablement développée au cours du XIXe siècle (Blaise Piédallu, 2016) jusqu’à contribuer, avec la chasse, à l’extermination complète de la population ursine de la région. Et Gérard Caussimont d’ajouter que, dans la société rurale du milieu du XXe siècle, « l’ours était perçu comme un adversaire susceptible de vous causer économiquement du tort ». Un nuisible qui, à la faveur de la Convention de Berne (voir encadré « L’ours en prime »), se transforma en avatar de la préservation de la biodiversité. Un virage que d’aucuns jugent ardu à prendre. Toujours est-il que, au-delà des oppositions de principe à la sauvegarde de l’espèce – postures syndicales ou électorales qui font grand bruit ici ou là –, certains transhumants tentent malgré tout de s’adapter au retour du grand prédateur.
Rencontres au sommet
« Il faut faire avec », telle est l’attitude des éleveurs dont Ruppert Vimal a croisé la route. Chercheur à l’université Toulouse-Jean-Jaurès (GEODE-CNRS), il initie, en 2019, le projet de recherche « Pastoralisme et Ours dans les Pyrénées ». Au carrefour de l’écologie comportementale et de l’anthropologie environnementale, ce dernier vise à comprendre, à l’échelle microlocale, les interactions entre pratiques pastorales des transhumants et comportement de l’ours. L’objectif ? Dégager ce qui fait la spécificité de « chaque espace de rencontre entre humains et non-humains », typiquement les estives, afin d’élaborer de « nouvelles modalités de partage du territoire ». Le lieu : l’estive et son groupement pastoral ariégeois d’Ourdouas5, dans la vallée du Biros. « Pour des systèmes ovins viande comme celui-ci, précise Ruppert Vimal, le retour du prédateur implique de révolutionner les pratiques de gardiennage.» Comprenez : hors situation de prédation, les éleveurs de troupeaux à viande – majoritaires dans les estives ariégeoises – n’ont pas besoin de rendre visite à leurs bêtes tous les jours. Aucune raison, de ce fait, de compter sur la présence continue d’un berger. Or, victime de dégâts causés par le plantigrade en 2010, le groupement pastoral expérimente depuis lors le triptyque de protection : recrutement d’un berger, acquisition de chiens de protection, mise en place d’un parc de nuit électrifié. Loin d’être figé, le dispositif consiste plutôt à « atteindre le meilleur compromis entre protection du troupeau et utilisation optimale de la ressource fourragère de l’estive ».
Concrètement, « il y a des zones que les bergers préfèrent éviter parce qu’ils savent que, par temps de brouillard, la menace est trop grande pour les brebis. Et puis il y en a d’autres où, malgré les risques, ils vont quand même, car c’est là qu’il y a à manger ». En parallèle, l’équipe de recherche tente de définir des patrons spatiotemporels de fréquentation de l’estive par l’ours, à l’aide de caméras et de pièges photographiques. Résultat : « La majorité des prédations a eu lieu hors des couchades [lieu où les brebis passent leur nuit], sur des lots séparés ou des brebis égarées. […] Le faible taux d’attaques, notamment à la couchade, laisse penser que la stratégie de protection porte ses fruits. » Malgré tout, le chercheur invite à la prudence. D’abord parce que la mise en œuvre du triptyque représente souvent une contrainte pour le groupement pastoral : « Les chiens, c’est bien joli, mais cinq patous sur une estive c’est un surplus de travail énorme pour les bergers. » Et puis il arrive que « ces mesures que l’on présente comme la panacée ne résistent pas aux spécificités du territoire ». Là, une foule de paramètres entrent en compte : histoire du groupement pastoral, contraintes géophysiques de l’estive, type de brebis qui composent le troupeau, particularités des ours avoisinants, des chiens de protection, etc.Pour résoudre cette impossible équation, Ruppert Vimal invite à concevoir les mesures de protection « au regard de ces originalités microlocales », tout en acceptant que parfois « ça foire ».
Mises en garde
C’est là que ça se corse : l’une des erreurs majeures de la réintroduction, note le chercheur, « a été de sanctuariser l’ours » et d’instaurer une asymétrie de rapports avec les transhumants : « Non seulement, ils voient le retour d’un grand prédateur mais, en plus, on leur dit : “Défense d’y toucher” ». C’est que, jusqu’à l’an dernier, l’« effarouchement » de l’animal, action qui consiste à l’effrayer de sorte à le faire fuir, était strictement prohibé. Changement de paradigme avec l’arrêté du 27 juin 2019 qui autorise les éleveurs, groupements pastoraux ou gestionnaires d’estive à user à titre expérimental de mesures d’effarouchement de l’ours brun. Et donc la possibilité de lui apprendre qu’il court un danger dès lors qu’il pointe le bout de son museau trop près des troupeaux. Olfactifs, sonores ou lumineux, voilà pour les moyens prescrits. Un partout, la balle au centre.
Cap vers l’ouest, dans les Pyrénées occidentales, où la coexistence entre transhumants et quelque six ours bruns est plus pacifique. Mise au point avec Gérard Caussimont : outre la faible densité de population ursine, comment expliquer qu’activités pastorales et prédateurs aient trouvé, en ces lieux, un terrain d’entente ? Au premier chef, il y a cette idée que « l’ours n’a jamais déserté le paysage des Pyrénées-Atlantiques ». Conséquence, la présence du mammifère est « ancrée dans la culture locale », aussi bien chez les éleveurs que chez les résidents, les randonneurs ou les chasseurs. Là n’est pas tout car le système agropastoral, ici principalement laitier, induit une protection renforcée des troupeaux. Ainsi, du fait de la traite des bêtes matin et soir, regroupement nocturne et présence continue d’un ou plusieurs bergers vont de soi. Un terreau favorable au déploiement du triptyque de protection, contrairement à l’Ariège où l’élevage à viande domine. Pour Gérard Caussimont, pas l’ombre d’un doute, « la présence de bergers laitiers, dans les Pyrénées occidentales, contribue largement au fait qu’il y ait peu de dommages ». Avant d’ajouter que, dans cette région, cohabitation rime aussi avec coopération. En témoigne le succès du « Pé Descaous », un fromage estampillé ou étiqueté avec une patte d’ours. Depuis sa création en 1995, une trentaine d’éleveurs et de bergers ont déjà adhéré à l’initiative lancée par le FIEP et soutenue par le WWF France.
À pas de loups…
Quels leviers actionner là où la coexistence entre ours et activités agropastorales ne va pas de soi ? Peut-on, à ce stade, élaborer de « nouvelles modalités de partage du territoire », instaurer un nouvel équilibre avec l’animal ? Commençons par réviser notre rapport à la connaissance, suggère Ruppert Vimal. Explications : jusqu’à très récemment, tous nos efforts avaient porté sur le suivi de l’ours stricto sensu, avec le primat de l’écologie et de ses outils. « Un biais dans la pratique et l’expertise scientifiques », lance-t-il, alors qu’il faudrait à présent récolter « de la donnée sur l’interface avec les hommes ». Ainsi, convier le regard d’autres disciplines scientifiques. Pour autant, « faut-il équiper toutes les estives de pièges photographiques, avec des drones qui survolent chacune d’elles en vue de prévenir l’arrivée de l’ours ? » Pas sûr. « Il y a une erreur majeure à croire que la science et la collecte massive de données règleront à elles seules le problème. » Éminemment politique, le projet de coexistence ne peut guère faire l’économie « d’espaces de dialogue à des échelles différenciées ». Ce dernier « appelant à des efforts de la part de l’ensemble des acteurs… et non pas seulement des travailleurs du monde agricole ». Et il y a urgence, car le bruit court qu’un autre grand prédateur fait son retour dans le massif pyrénéen… à pas de loup.
L’ours en prime
Tour d’horizon des prescriptions et dispositions propres à l’ours, de 1844 à nos jours, depuis le temps où l’on incitait à l’éradiquer jusqu’à celui où l’on impose de le préserver :
– Arrêté préfectoral de 1844 : « Les ours pourront être détruits partout, en tous temps et par tous moyens et en tous lieux… » Son abattage est primé jusqu’en 1947.
– À partir de 1979, l’espèce est strictement protégée aux niveaux international (Convention de Berne, 1979), communautaire (directive habitats du 21 mai 1992) et national (arrêté du 17 avril 1981, Code de l’environnement).
– 1996/1997 : Après la mise en place d’un programme de restauration et de conservation de l’ours brun dans les Pyrénées, trois individus, capturés en Slovénie, sont réintroduits dans les Pyrénées centrales. Suite à la mort de la dernière ourse autochtone, Cannelle, même scénario avec cinq autres mammifères relâchés en 2006. Dernier épisode en 2018, avec le lâcher de deux ourses dans le Béarn.
Dans la gueule du loup
Gare au Canis lupus. À l’été 2019, l’Office français de la biodiversité enregistrait deux Zones de Présence Permanente (ZPP) du loup dans les Pyrénées-Orientales et sa présence occasionnelle dans les Pyrénées-Atlantiques. Une tendance à la hausse6. Les transhumants s’en préoccupent-ils ? Pour ceux qu’a rencontrés Ruppert Vimal, c’est clair, « le loup fera plus de dégâts que l’ours ». Et ils ont raison : quand l’ours frappe, il tue ou blesse 1,7 animal en moyenne sur son passage ; taux qui grimpe à 3,4 dès lors que l’attaque est imputable au canidé7. Du simple au double. De son côté, Gérard Caussimont espère que le retour du loup « incitera les éleveurs frontalement opposés à la présence de l’ours à mettre en œuvre les mesures de protection dont ils disposent ». À moins que cela ne serve la cause du plantigrade qui, comparé au loup, tient plus de l’agneau que du prédateur vorace. Détour par nos imaginaires. Dans son ouvrage « Faut qu’ça saigne ! », l’anthropologue de la nature Sergio Dalla Bernardina opérait cette distinction : « Dans l’imaginaire occidental, lorsqu’il s’agit de comparer l’ours au loup, l’ours devient un “préleveur” serein et parcimonieux qui repart dans la forêt avec une brebis sous le bras, juste ce qu’il faut pour ses modestes exigences alimentaires (S. Bobbé, 2002). Face à ce plantigrade apollinien, le loup retrouve sa physionomie dionysiaque de massacreur sans scrupule. » Hélas, le système d’indemnisation des dégâts aux troupeaux par l’ours, le loup ou le lynx ne tient pas compte des différences biologiques, alimentaires ou comportementales des trois espèces. À chaque dommage imputable à un prédateur, l’indemnisation est versée à l’éleveur et/ou au berger au « bénéfice du doute », peu importe l’auteur du crime. Le risque, pointe Gérard Caussimont, est donc que l’on « surestime la nature prédatrice de l’ours en la comparant à celle du loup ». Et Ruppert Vimal de lever un autre lièvre : « Si le loup venait à s’installer durablement dans le massif pyrénéen, le risque est qu’il soit complémentaire de l’ours en termes d’utilisation spatiotemporelle du territoire.» Explications : le moment où l’ours hiberne, en saisons automnale et hivernale, coïncide avec celui où les brebis perdent en altitude pour gagner coteaux et plaines. Des espaces où elles ont de fortes chances de croiser la route du grand méchant loup. Vous suivez ? Pour les transhumants, cela sonnerait la fin de la trêve hivernale. Affaire à suivre.
- Rapport annuel 2019 du Réseau Ours Brun (ROB), Office Français de la Biodiversité (OFB) :
- « Mesures d’accompagnement des éleveurs confrontés à la prédation de l’ours dans les Pyrénées », CGAAER/CGEDD, septembre 2018.
- epuis 2014, on dit qu’un dommage est imputable à l’ours, au loup ou au lynx si, et seulement si, sa responsabilité ne peut être écartée : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000038746670/
- Son régime alimentaire est constitué de 70 à 80 % de végétaux : http://www.occitanie.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/Expertise_collective_scientifique_-_L_ours_brun_dans_les_Pyr_n_es_cle27d918.pdf
- . Un groupement pastoral est un regroupement d’éleveurs assurant une gestion collective de surfaces pastorales.
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https://www.loupfrance.fr/wp-content/uploads/BILAN_DISTRIBUTION_LOUP_2019.pdf
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http://www.auvergne-rhone-alpes.developpement-durable.gouv.fr/donnees-sur-les-dommages-a3854.html