Les vers de terre : essentiels dans les sols, inexistants dans la loi
L’étude de l’écologie des vers de terre est une discipline encore en développement, mais leurs rôles essentiels dans les écosystèmes terrestres et notamment dans les sols agricoles sont de mieux en mieux compris et reconnus. Alors, devraient-ils être protégés juridiquement, comme c’est le cas pour de nombreuses espèces d’oiseaux et de mammifères ?
Par Kevin Hoeffner, Chargé de Recherche, INRAE UMR SAS, Sylvain Gérard, Chercheur postdoctoral (Université de Helsinki, Finlande), Sarah Guillocheau, Ingénieure d’étude indépendante et Jeanne Maréchal, Pédologue, Cadusol.
L’écologie des vers de terre : une discipline jeune mais essentielle
Mentionnés dès l’Antiquité, et longuement étudiés par Darwin au XIXᵉ siècle, les vers de terre n’ont longtemps fait l’objet que d’observations descriptives relativement sommaires. Comparativement à d’autres disciplines comme la botanique, qui s’est structurée dès le XVIIIᵉ siècle autour des travaux de Carl von Linné et des premières flores régionales, les études sur les interactions entre les vers de terre et leur environnement, leur « écologie » au sens scientifique du terme, sont relativement récentes. Cette discipline n’a réellement pris son essor qu’à partir des années 1970 avec les travaux de Marcel Bouché, alors chercheur à l’INRA de Dijon, sur leurs préférences écologiques, sur la composition et la répartition de leurs communautés, et sur leurs rôles fonctionnels dans les sols. Mais après plus d’un demi-siècle de recherches, l’écologie des vers de terre demeure une discipline en développement.
L’écologie des vers de terre reste marquée par d’importantes incertitudes (…)
Ces organismes sont aujourd’hui reconnus comme ingénieurs de l’écosystème sol, parce que, au même titre que les termites ou les fourmis, ils modifient les propriétés physiques, chimiques, et biologiques des sols (Van Groenigen et al., 2019 ; Capowiez et al., 2024 ; Blouin et al., 2025). Ils occupent également une position centrale dans les réseaux trophiques terrestres car ils constituent une ressource alimentaire majeure pour de nombreuses espèces d’oiseaux, mammifères, reptiles et amphibiens (Cuendet, 1983 ; Macdonald, 1983 ; Granval and Aliaga, 1988). Mais l’écologie des vers de terre reste marquée par d’importantes incertitudes en ce qui concerne l’évaluation quantitative de leurs rôles fonctionnels dans les sols et la pertinence des habituelles catégories écologiques1 (Hsu et al., 2023 ; Capowiez et al., 2024). Elle souffre aussi d’un manque global de connaissances de leur diversité, bien que des avancées majeures aient été faites récemment (Decaëns et al., 2025).
Pour autant, leur rôle reconnu pour les sols suscite l’intérêt du grand public, des professionnels et des acteurs de l’aménagement du territoire23. Les vers de terre deviennent les organismes « étendards » de la biodiversité, illustrant nombre de communications sur la santé et la durabilité des sols. Cette attention accroît les attentes vis-à-vis de la recherche : elle doit fournir des connaissances afin de soutenir la transition agroécologique et la mise en œuvre de politiques de préservation de la biodiversité terrestre et de surveillance des sols. C’est ce que prévoit notamment la nouvelle directive européenne établissant un cadre de surveillance des sols3.
Un rôle majeur pour les écosystèmes terrestres
Les vers de terre jouent un rôle central dans le fonctionnement des sols : leur activité participe à la formation et à la structuration du sol, régule la circulation de l’eau et de l’air, stimule la décomposition de la matière organique et favorise la croissance des végétaux. Dans ce rôle global d’ingénieurs des sols, de nombreuses études ont quantifié plus précisément les effets des vers de terre sur les processus biogéochimiques et la production végétale. Une méta-analyse a montré que leurs déjections, ou « turricules », contiennent en moyenne jusqu’à 48 % plus de nutriments (azote, phosphate, carbone organique) que le sol environnant, et notamment sous des formes plus assimilables (Van Groenigen et al., 2019). De plus, leur activité modifie la structure et la porosité du sol, ce qui favorise la fragmentation de la matière organique et stimule l’activité microbienne.
140 millions de tonnes de production végétale par an
Ces effets fonctionnels se traduisent également par une amélioration de la production végétale. Une autre méta-analyse a révélé que la présence de vers de terre augmente en moyenne de 25 % le rendement des cultures annuelles (maïs, riz, blé), de 23 % la biomasse aérienne et de 20 % la biomasse souterraine, et ce à l’échelle mondiale (van Groenigen et al., 2014). Sur la base de ces résultats, Fonte et al. (2023) ont estimé que cette contribution représente environ 140 millions de tonnes de production végétale par an à l’échelle mondiale, suggérant que le potentiel fonctionnel des vers de terre demeure largement sous-exploité dans les systèmes agricoles actuels.
Cependant, ces résultats doivent être interprétés avec prudence car la majorité des études disponibles se concentre sur un nombre limité d’espèces et a été réalisée en conditions contrôlées, ce qui peut générer des biais expérimentaux, et ce sans prendre en compte la diversité des espèces françaises ni leurs interactions. Pour mieux comprendre l’impact réel des vers de terre dans les sols, il est donc nécessaire de réaliser des études in situ, intégrant plusieurs espèces et des conditions variées de sol et de climat. C’est un défi scientifique majeur, en raison de la complexité des interactions à prendre en compte, du caractère chronophage et coûteux des expérimentations au champ, et de la difficulté à contrôler et démêler les effets des nombreux facteurs environnementaux qui varient simultanément.
Les impacts de l’occupation et de la gestion des sols
Le climat, le sol ou encore la région géographique ont un impact important sur les communautés de vers de terre (Phillips et al., 2019; Salako et al., 2023; Sara et al., 2026), mais les pratiques de gestion des sols ainsi que leur occupation ont une influence majeure, que ce soit sur leur abondance, leur biomasse ou leur diversité (Phillips et al., 2019; Salako et al., 2023).
Dans ce contexte, le projet LandWorm (2022–2025) a regroupé plus de 8 000 observations de vers de terre sur l’ensemble du territoire métropolitain et à partir de cette base de données, des référentiels ont été établis pour différents types d’utilisation du sol : les abondances sont plus élevées dans les prairies et les systèmes agroforestiers, plus faibles dans les vignes et les forêts. Ces résultats confirment la littérature existante et fournissent une grille de lecture pertinente pour les gestionnaires, bien que des ajustements restent nécessaires selon les contextes pédoclimatiques, les pratiques de gestion et les effets résiduels des usages passés (effet mémoire), encore peu pris en compte.
Le non-labour ou l’agriculture de conservation augmentent significativement l’abondance et la biomasse des vers de terre
Parmi les pratiques de gestion influençant les communautés lombriciennes, le travail du sol est déterminant. Briones et Schmidt (2017) ont montré que des pratiques agroécologiques comme le non-labour ou l’agriculture de conservation augmentent significativement l’abondance et la biomasse des vers de terre par rapport au labour conventionnel, avec des effets amplifiés dans les sols argileux, à faible pH et quand la réduction du travail est prolongée au delà de 10 ans. La fertilisation joue également un rôle important : les apports organiques augmentent densité et biomasse, probablement en améliorant les conditions d’habitat et la disponibilité en nourriture, tandis que les fertilisations minérales seules n’ont généralement pas ou moins d’effet (Betancur-Corredor et al., 2022).
L’usage de pesticides peut également altérer fortement les communautés lombriciennes en affectant les vers de terre à différents niveaux biologiques : Pelosi et al. (2014) ont observé une réduction de la croissance et de la reproduction, une perturbation du comportement alimentaire et enzymatique, voire une mortalité accrue. Les insecticides, notamment les néonicotinoïdes, et certains fongicides figurent parmi les plus toxiques (Pelosi et al., 2014 ; Mamy et al., 2025). Des effets négatifs ont aussi été observés pour le glyphosate et d’autres herbicides, même aux doses recommandées, en particulier après des expositions répétées (de Lima e Silva et Pelosi, 2024). Ces effets dépendent toutefois des conditions locales (type de sol, espèce, durée d’exposition) alors qu’ils sont souvent étudiés en conditions contrôlées, ce qui limite la transposition au champ. D’autres pratiques de gestion peuvent également modifier l’abondance et la diversité des vers de terre, comme la diversification des cultures ou la manière dont sont gérées les prairies (pâture ou fauche, nombre d’animaux ou fréquence des coupes).
Si l’occupation du sol et les pratiques agricoles influencent fortement les communautés de vers de terre dans les paysages ruraux, les milieux urbains présentent des contraintes spécifiques, combinant fragmentation, modifications physiques et multiples usages humains. Les villes peuvent abriter une grande diversité d’espèces, natives ou exotiques (Eydoux et al., 2024 ; Phillips et al., 2025), mais les travaux de réhabilitation, comme la désimperméabilisation, la végétalisation ou la remise en état de friches industrielles, modifient souvent les sols par excavations, nivellements, compactages ou apports de matériaux exogènes, entraînant des pertes d’abondance et de diversité. Il est donc important de définir un cadre réglementaire pour orienter l’ingénierie pédologique de manière à préserver les communautés lombriciennes et favoriser l’habitabilité et la recolonisation des sols urbains.
Protéger les vers de terre ?
Des espèces sont encore régulièrement découvertes en France
Malgré l’importance reconnue des vers de terre pour les écosystèmes, et bien que les preuves s’accumulent des pressions exercées par les activités humaines sur les sols, les vers de terre demeurent absents des priorités de la biologie de la conservation. Les protéger paraît pourtant essentiel pour préserver leur diversité et leur rôle dans les écosystèmes terrestres. La dynamique de leurs populations reste encore aujourd’hui largement méconnue, alors même que certaines espèces pourraient être en déclin. En 2023, Barnes et al. ont montré une diminution de leur abondance jusqu’à 41% au Royaume-Uni en milieu forestier et agricole. Pour ce qui est de la diversité, on constate une homogénéisation de la composition en espèces des communautés en France sur les 60 dernières années (Gérard, 2025). Un petit nombre d’espèces communes tendent à dominer, au détriment d’espèces plus rares ou localisées. Plus surprenant, des espèces sont encore régulièrement découvertes en France, témoignant du manque de connaissances flagrant de ces organismes (Gérard et al., 2023; Marchán et al., 2023). Mais il faudra d’autres études, et mieux connaître les dynamiques propres à chaque espèce4 pour comprendre finement comment est et sera impactée cette faune essentielle.
Une conséquence directe de ces lacunes dans les connaissances est l’absence de législation : en France, aucune espèce de ver de terre n’est encore protégée. Et de manière générale, la protection des sols reste limitée, en France comme à l’échelle européenne. La directive européenne sur la surveillance et la résilience des sols demeure peu contraignante5, et aucune réglementation ne vise spécifiquement les vers de terre. Mieux intégrer ces espèces dans les politiques de conservation apparaît donc indispensable pour reconnaître et garantir leur rôle dans la santé et la résilience de nos sols, qu’ils soient naturels, agricoles ou urbains.
REFERENCES
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Betancur-Corredor, B., Lang, B., Russell, D.J., 2022. Organic nitrogen fertilization benefits selected soil fauna in global agroecosystems. Biology and Fertility of Soils. doi:10.1007/s00374-022-01677-2
Blouin, M., Robin, A., Amans, L., Reverchon, F., Barois, I., Lavelle, P., 2025. A meta-analysis reveals earthworms as mutualists rather than predators of soil microorganisms. Geoderma 455, 117238. doi:10.1016/j.geoderma.2025.117238
Briones, M.J.I., Schmidt, O., 2017. Conventional tillage decreases the abundance and biomass of earthworms and alters their community structure in a global meta-analysis. Global Change Biology 23, 4396–4419.
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Lire aussi
- Capowiez Y., Decaëns T., Hedde M., Marsden C., Jouquet P. et al., 2022. Faut-il continuer à utiliser les catégories écologiques de vers de terre définies par Marcel Bouché il y a 50 ans ? Une vision historique et critique. Étude et Gestion des Sols, 29 (1), pp.51-58. ⟨hal-03744197⟩
- Décision du 9 janvier 2024 portant approbation du schéma directeur de la surveillance de la biodiversité terrestre 2024-2025 (NOR : TREL2332660S), Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires.
- Conseil de l’Union européenne, Position du Conseil en première lecture en vue de l’adoption d’une directive relative à la surveillance et à la résilience des sols (directive sur la surveillance des sols), 29 septembre 2025, Doc. 9474/1/25.
- Seules 7% des espèces mondiales – mais aucune espèce française – sont évaluées par la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN).
- Lire : « Vers des sols en bonne santé d’ici 2050 : l’ambition de la nouvelle loi européenne »
