À mots découverts

Published on 11 mai 2021 |

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« Les saisonniers en agriculture sont vus comme des oiseaux de passage »

Par Lucie Gillot

De la fraise gariguette à la clémentine Corse, nombreuses sont les productions agricoles nécessitant le recours au travail saisonnier. Si ce dernier n’est guère une nouveauté, il prend ces dernières années des formes nouvelles, marquées notamment par l’essor du travail détaché et le recours à une main-d’œuvre étrangère. Focus dans cet entretien avec Frédéric Décosse, sociologue au Laboratoire d’Economie et de Sociologie du Travail (LEST-CNRS), sur ces travailleurs “révélés” par la crise du Covid-19. Un entretien complémentaire au dossier sur le travail salarié en agricole, à découvrir dans Sesame #9 (p. 44).

Que désigne aujourd’hui le terme de travailleur migrant ?

Frédéric Décosse. Le terme « migrant » renvoie aux personnes en situation de mobilité internationale. Il est progressivement venu remplacer le vocable « immigré » dans le discours public et scientifique. En abandonnant la catégorie « immigré », certains chercheurs ont cherché à rompre avec une vision jugée stéréotypée et passéiste de l’immigration ; celle de « migrant » leur semblait plus à même de rendre compte de schémas de mobilité plus complexes et de trajectoires biographiques moins linéaires et en rupture avec le pays d’origine. Le souci, c’est que parler de « migrant » n’est pas neutre politiquement. On en fait un sujet en mouvement permanent qui, du coup, reste extérieur à la société d’arrivée. C’est notamment le cas des saisonniers en agriculture qui sont vus comme des oiseaux de passage, alors qu’une partie d’entre eux est là de manière semi-permanente et travaille jusqu’à 10 mois sur 12.

Dans le cadre de mes travaux de recherche, je me suis intéressé à deux collectifs de salariés agricoles migrants. Les travailleurs sous contrat saisonniers OFII tout d’abord1, soit une dizaine de milliers de personnes originaires du Maghreb. Ils sont surtout embauchés dans les exploitations arboricoles, maraichères et viticoles des Bouches-du-Rhône, du Vaucluse et de Haute-Corse, donc dans le cadre d’une agriculture de firme, industrialisée et orientée vers l’exportation. Ce type d’agriculture intensive est en effet fortement mondialisée et le bassin de production français (principalement La Provence) est mis en concurrence avec d’autres enclaves, l’Espagne et le Maroc notamment – mais pas que. La variable d’ajustement, c’est le coût du travail, qui représente en moyenne 50% des coûts de production.

Ce système « traditionnel » est aujourd’hui complété et concurrencé par le travail détaché, c’est-à-dire des intérimaires venus d’autres Etats membres de l’UE. Ce dernier est plus massif – 4000 personnes dans les Bouches-du-Rhône, 3000 dans le Vaucluse. Car contrairement aux contrats OFII, il n’y a pas de quotas qui en limitent l’usage. En dix ans, le recours au travail détaché a explosé.

C’est un peu la grande nouveauté du travail salarié en agriculture, l’explosion de ce travail détaché…

Rien que dans les Bouches-du-Rhône, il y a une trentaine de boîtes d’intérim étrangères qui détachent de la main-d’œuvre agricole. Depuis l’Espagne surtout, mais aussi l’Italie, la Roumanie ou encore la Pologne. La plus importante et la mieux connue est Terra Fecundis (TF), une agence qui gère tout de A à Z : transport, logement, transfert de fond, services administratifs, etc. Ce modèle présente un certain intérêt pour le migrant puisque tout est pris en charge : vous n’avez pas à chercher de patron ou de logement, votre salaire est versé dans le pays où vous avez signé votre contrat de mission… Mais il a aussi sa contrepartie : la dépendance. En France, les intérimaires de TF ne perçoivent par exemple que deux acomptes de 150€/mois. Le reste est déposé sur leur compte en Espagne.

Un modèle économique qui a vraiment été pensé pour « a priori » faciliter les choses aux exploitants et aux travailleurs…

Et garantir un max de profit à la boîte d’intérim’, aussi ! Car dans les faits, une grande partie du détachement se fait sur place et repose donc sur le contournement systématique de la règlementation censée l’encadrer.

Justement, pour vous, il existe une différence fondamentale entre travailleurs autochtones et migrant : l’assignation au travail. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Il est important de penser ces questions de pénurie de main-d’œuvre à l’aune du degré de liberté qu’a l’individu de se déplacer sur le marché du travail et donc, in fine, de refuser les conditions dégradées que lui impose le mode de production intensif. Pour les étrangers, c’est plus difficile que pour les salariés français, car leur accès et leur mobilité sur le marché du travail sont limités par leurs papiers qui les lient à un patron ou à une agence.

Le titre de séjour des saisonniers OFII est conditionné par l’existence d’un contrat de travail dont le renouvellement d’année en année est laissé à l’entière discrétion de l’employeur. L’accès à ce précieux sésame, souvent payant d’ailleurs (jusqu’à 10 000 euros), se fait en outre sur la base de liens communautaires ou de parenté, des liens qui créent des formes de loyauté et de discipline collectives. Les travailleurs détachés sont eux à la merci des chefs de zone des agences (corredores) qui distribuent amendes et renvois en Espagne. Isolés dans la campagne provençale, ces intérimaires hyper-mobiles sont mis en attente entre deux missions, immobilisés. Leur seul contact avec le monde extérieur est bien souvent la camionnette de l’agence d’intérim qui les emmène faire les courses le samedi.


  1. Office Français de l’Immigration et de l’Intégration. Sur ce point, voir cet article d’AgraPresse : http://www.agra.fr/saisonniers-trangers-m-connus-et-cruciaux-art461556-39.html

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