Publié le 3 juin 2022 |
0Le contrepoint du spritz et du prosecco
Par Sergio Della Bernardina1
Qu’y a-t-il dans ces gros verres aux reflets rouges et amarante qui brillent sur les tables des bistrots italiens ? C’est du spritz. Et que trouve-t-on dans le spritz ? Il y a du campari, apéritif légèrement amer, ou de l’Aperol, son rival, un peu plus sucré. On ajoute une tranche d’orange, de l’eau de Seltz, des glaçons… Mais, à la base, c’est fondamental, il y a ce vin mousseux appelé prosecco.
L’appel du bio
Étant né dans la région du prosecco, je connais ce vin depuis longtemps et je sais où m’approvisionner. Cet été, mon fournisseur habituel semblait avoir envie d’échanger quelques mots. J’en ai profité pour le taquiner un peu : « Tôt ou tard, j’imagine, vous serez obligés de passer au bio.
– Il y en a qui le font déjà, mais c’est une minorité, c’est trop compliqué. C’est une question de climat. Ici, pour éliminer les parasites il faut traiter beaucoup. Ce n’est pas comme au sud, où il suffit de passer deux fois par an.
– Et il n’y a pas d’autres solutions ?
– Ben, on est en train d’essayer avec des hybrides plus résistants, mais la saveur ne sera plus la même. Le prosecco, c’est du glera [c’est le nom du cépage], si vous changez de raisin, ce ne sera plus du prosecco ».
J’ai quitté les lieux avec mon carton en appréciant le réalisme de ce propriétaire-récoltant lucide et fataliste à la fois.
Prosecco forever, prosecco partout
En remontant vers les Alpes avec mon achat, je pensais au grand succès du prosecco. Un succès de parvenu, finalement. Autrefois, il ne sortait presque pas de la région, vendu sur place dans des dames-jeannes de cinquante-trois litres et mis en bouteilles à la maison avec des résultats variables. Désormais, il est partout. Même en France, patrie du vin effervescent le plus prestigieux, la moindre supérette en propose deux ou trois marques différentes (pas forcément très connues chez les amateurs italiens). Inutile de se demander où l’on trouve les surfaces pour cultiver tant de raisin, la réponse est sous nos yeux : le territoire du prosecco s’épanouit sans arrêt.
Après avoir gagné la plaine de Trévise, ses sarments prolifèrent dans le Frioul à l’est et jusqu’à Vérone à l’ouest. Vers le nord, c’est pareil. Les vignobles ont contourné les collines de Valdobbiadene, la zone d’origine, pour se répandre dans les vallons préalpins qui mènent vers l’Autriche. Le paysage a changé. Les pentes ensauvagées qui, depuis l’exode rural, montraient fièrement au voyageur leur sombre chevelure, présentent partout des taches vert clair. Cette alopécie végétale n’a rien de spontané : c’est l’effet de la « mise en prosecco » de l’espace préalpin.
Les écologistes se plaignent. Les jours de marché, dans les bourgs, ils diffusent des tracts rappelant les conséquences néfastes de la « prosecchizzazione » du territoire pour notre santé et pour la biodiversité.
Pas d’inquiétude, on assure
Je lorgne perplexe mon carton et je me demande si, bientôt, dans les Dolomites, à côté des pistes de ski, on n’aura pas des alignements de prosecco. Sans perdre de vue la route, je contemple le paysage et je cherche à justifier mon achat éco-discutable.
Des clairières dans les bois ? Ça civilise et ça crée des emplois. Des produits phytosanitaires qui nagent entre les bulles ? Quelques résidus, d’accord, mais… et les autres vins alors ? Le prosecco n’est sûrement pas le seul. Quant aux traitements excessifs, alors là … il n’y a pas de quoi s’inquiéter. D’ici quelques années, avec le réchauffement climatique, on sera comme en Sicile et il suffira de traiter la vigne deux fois par an.