Bruits de fond

Published on 10 novembre 2022 |

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Face au changement climatique, changer la fiscalité !

Par Jacques Le Cacheux, professeur à l’université de Pau et des pays de l’Adour, TRansitions Energétiques et Environnementales (TREE UPPA), à l’Ecole des Ponts ParisTech, Sciences Po Paris et Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Les événements climatiques extrêmes que nous avons connus cet été et le dernier rapport du GIEC le confirment : il est urgent de réduire significativement les émissions de Gaz à Effet de Serre (GES), ainsi que l’Union européenne l’ambitionne, visant une réduction de 55 % de 1990 à 2030, et une neutralité carbone d’ici à 2050. Nous en sommes loin, notamment en France. Certes, des progrès ont été réalisés dans la plupart des secteurs mais trois d’entre eux sont à la traîne, et pas des moindres, puisqu’ils représentent près de la moitié des émissions européennes : le chauffage des logements et des bâtiments publics, les transports et l’agriculture. Or les politiques mises en œuvre jusqu’à présent, à l’échelon tant national qu’européen, sont insuffisantes. C’est tout le carbone émis à chaque étape de la production et de la distribution qu’il faut taxer… en lieu et place de la TVA.

Pour lutter contre le changement climatique et acter la transition, il est un principe que la très grande majorité des économistes valide : lorsque l’on contribue aux émissions de GES, il faut en supporter le coût. Ce principe, dit du pollueur-payeur, est connu depuis plus d’un siècle, avec la publication de l’ouvrage fondateur d’Arthur Pigou en 1920 (« The Economics of Welfare »), qui a introduit la notion d’externalité et que le marché ne prend donc pas en compte : le coût privé d’une action de production ou de consommation ne comptabilise pas son coût pour la société (par exemple le traitement des déchets). Dans ce cas, pour inciter les agents économiques à opérer de meilleurs choix, il faut accroître le coût privé, par exemple en donnant un prix aux émissions de GES. Ce qui doit s’accompagner bien sûr de politiques publiques promouvant la sobriété et les alternatives aux technologies émettrices mais aussi compensant le renchérissement de certains produits pour les moins aisés.

Des quotas et des taxes mais des fuites de carbone…

Donner un prix aux émissions de GES, c’est ce qu’applique l’Union européenne (Ue) depuis 2005, avec l’instauration des quotas d’émission pour les plus gros « pollueurs », quotas échangeables sur un marché européen du carbone. Soit pour les revendre si les émissions ont été inférieures, soit pour en acheter en cas de dépassement. Ce fonctionnement détermine ainsi le prix des émissions pour les entreprises concernées : environ 15 000 établissements de production et 1 500 compagnies aériennes en 2022, représentant près de la moitié des émissions européennes de GES. Après de longues années de mauvaise gestion de ce marché, sa réforme en 2018 et les propositions d’élargissement de son champ d’application, soumises par la Commission européenne au Parlement début juin 2022, ont permis à ce prix d’atteindre enfin des niveaux compatibles avec les objectifs de réduction des émissions, soit près de cent euros la tonne fin août 2022.
Certains pays européens, dont la France depuis 2014, ont en outre introduit une taxe carbone pour augmenter le coût privé des émissions dans des secteurs non couverts par le marché européen du carbone, notamment le transport terrestre et le chauffage. Mais les niveaux de cette taxe sont très hétérogènes selon les pays, sans lien avec le prix de marché du carbone. Et de nombreuses sources d’émission (transports de marchandises, industries manufacturières…) échappent encore à tout mécanisme de prix.
Autre faille de ce système, les importations en provenance des pays non européens ne sont soumises à aucune forme de taxation carbone, ce qui constitue une distorsion de concurrence dommageable pour les producteurs de l’Ue. Ceci est à l’origine de ce qui est communément désigné sous l’appellation « fuites de carbone » : l’avantage concurrentiel ainsi créé incite à substituer des importations extra-européennes aux produits locaux, déplaçant voire aggravant (en raison du transport) les émissions de carbone liées à la consommation de ces produits ; ce qui induit un écart croissant entre les émissions dites « territoriales » et les émissions de consommation ou « empreinte carbone » des consommateurs. Pour y remédier, le Conseil européen a accepté, le 15 mars 2022, la proposition de la Commission européenne visant à instaurer un prélèvement carbone aux frontières de l’Ue sur les importations les plus intensives en émissions de GES (ciment, acier, aluminium, engrais, etc.) mais la majorité des biens importés n’y est pas soumise.

Plus efficace et plus juste que la TVA

Crucial dans la politique climatique, le prix du carbone en Europe est donc loin d’être uniforme, créant toutes sortes d’inégalités ; une bonne partie des émissions liées à l’usage, à la production et au transport des biens consommés dans l’Ue échappe complètement à tout mécanisme de prix.
Pourquoi dès lors ne pas taxer tout le carbone émis, quelles qu’en soient la forme et la provenance, de manière uniforme ? C’est ce que réaliserait une Taxe sur le Carbone Ajouté (TCA)1, prélevée sur tous les acteurs économiques, à tous les stades des chaînes de valeur, depuis les matières premières jusqu’au consommateur final, en passant par les producteurs, les transporteurs, les distributeurs ; y compris sur les importations, à la manière de la TVA, dont cette TCA s’inspire explicitement. Le signal-prix perçu par le consommateur refléterait bien ainsi la totalité des émissions de carbone engendrées par chacun de ses achats, ce qui avantagerait les biens et services peu émetteurs, les circuits courts et les productions locales : les fruits importés de l’hémisphère Sud et ceux qui sont cultivés en serres chauffées s’en trouveraient considérablement renchéris, tandis que les pommes du Limousin ou les fraises de plein champ du Périgord supporteraient une taxation plus légère.
Mieux, la TCA inverse la logique de la TVA : cette dernière, en effet, taxe à chaque étape la valeur ajoutée mais les consommations intermédiaires (les matières premières, par exemple, dont les intrants carbonés) ne le sont qu’au départ de la chaîne. La TVA taxe donc surtout le coût salarial de la production qui constitue, en moyenne, environ deux tiers de la valeur ajoutée. Avec une TCA, ce sont les intrants carbonés qui sont pénalisés, pas le travail.

Révolution fiscale

Reste qu’instaurer cette TCA suppose de résoudre toute une série de problèmes. En premier lieu, prélever une taxe sur le carbone ajouté implique de le mesurer correctement. Tel fut le cas à chaque fois que l’on a créé un nouvel instrument fiscal : lorsque l’impôt sur les revenus des personnes a été institué, il a bien fallu définir, évaluer et déclarer les revenus imposables ; lorsque, en 1954, la France a adopté la TVA, toutes les entreprises ont dû mettre leur comptabilité en conformité, ce qui a pris du temps2. Comme pour chaque innovation fiscale, la création d’une TCA implique donc de disposer, pour toutes les entreprises, d’une comptabilité carbone, avec des normes uniformes. Nombre de grandes entreprises le font déjà mais les normes restent largement à définir.
Ensuite, si l’on décidait de remplacer, en tout ou en partie, la TVA par une TCA, les prix des biens de consommation peu voraces en carbone baisseraient, tandis que d’autres augmenteraient, de sorte que, si le calibrage est bien fait, les ménages ne perdraient pas, en moyenne, de pouvoir d’achat. Mais il y aurait, bien sûr, des gagnants et des perdants, ce qui suppose des compensations et des accompagnements si l’on veut qu’une telle révolution fiscale soit politiquement et socialement acceptable. Et une TCA européenne serait indubitablement préférable à une TCA nationale, qui nécessiterait sans doute un accord européen.
Tout cela peut paraître bien utopique et complexe, mais l’urgence plaide en faveur de l’inventivité et de l’audace. Après tout, ce n’est que le 15 juillet 1914, sous la menace de la Première Guerre mondiale, que la France, après des années de débats, s’est dotée d’un impôt progressif sur les revenus des personnes dont le principe nous paraît aujourd’hui si naturel. Avec celui-ci, chaque citoyen contribue selon ses moyens ; avec une TCA, chacun contribuera aussi selon les nuisances qu’il engendre pour la société.


  1. Éloi Laurent et Jacques Le Cacheux, « Taxe carbone : TCA contre CO2 », Lettre de l’OFCE, 6 juillet 2009, https://www.ofce.sciences-po.fr/publications/archives/lettreold.php?pageno=2
  2. Dans l’agriculture, par exemple, bon nombre d’exploitations sont demeurées, pendant près de deux décennies, sous le régime « du forfait ».

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