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Croiser le faire Coccinelles sur une fleur

Publié le 12 mai 2025 |

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Effondrement des insectes : pourquoi tout le monde s’en fiche (ou presque) ?

Ce sont vraiment les pestiférés du règne animal. Alors que les chiffres sont terribles – en vingt ans, l’Europe aurait perdu 70 % de ses insectes volants – et que les conséquences de cette hécatombe sont majeures pour la biodiversité, personne ne s’en émeut vraiment. Une insensibilité à leur sort, voire une répulsion, qui bourdonne en ville comme aux champs. C’est que, en dehors de rares spécimens, leur grouillement nous terrorise, leur aspect nous dégoûte et leurs piqûres nous agacent. Sortons les antennes pour enquêter sur les raisons profondes d’une telle aversion.

Par Romane Gentil, pour le 17e numéro de la revue Sesame (mai 2025),

« Ici on a des pêchers, là des pruniers et des abricotiers ». À un rythme effréné, Lorena Saldarriaga fait le tour de son exploitation : « Voilà une double ligne de haies. Et, au bord du chemin, une double ligne aussi. » Un sourire fier aux lèvres, la maraîchère aux cheveux grisonnants énumère les aménagements agroécologiques effectués depuis la reprise de sa ferme, située à Seysses, au sud de Toulouse. En un peu plus de dix ans, elle et son conjoint ont transformé la prairie fauchée de cinq hectares en une exploitation maraîchère et fruitière en agriculture biologique, ainsi qu’un élevage de brebis. Ce faisant, le couple a planté pas moins de 3 000 arbres, aménagé des prairies fleuries et mellifères, laissé pousser des haies spontanées et une ripisylve (formation boisée le long d’un cours d’eau). Tout ça pour une raison : faire revenir les insectes sur leur exploitation. « Quand on est arrivés, il y a eu deux années de silence, pas un bourdonnement, rien », se désole l’ancienne naturaliste. « On a voulu inverser ce désastre ». Un désastre que les chercheurs quantifient : en Europe, au cours des deux dernières décennies, leur population aurait chuté de 70 à 80 %, selon plusieurs études (lire encadré « Scientifiquement prouvé »).

« On a perdu un des papillons les plus communs d’autrefois. »

La situation est « catastrophique », abonde Vincent Albouy, ancien président de l’Office Pour les Insectes et leur Environnement (OPIE). Entomologiste à la retraite, il est aux premières loges pour observer le phénomène dans le sud de la Charente-Maritime. « Quand je vais me promener près de chez moi, j’ai toujours l’appareil photo sous la main pour photographier les insectes. Mais aujourd’hui il ne me sert quasiment plus. » Depuis les années 1990, le passionné a vu les espèces se raréfier l’une après l’autre, en se désolant de chaque disparition. « En 2007, un ami photographe m’a demandé de corriger un petit recueil d’images sur les insectes du coin, se souvient le sexagénaire. Sur le coup, j’ai trouvé le livre super, mais il manquait la “Petite Tortue”, un papillon assez commun dans la région. Mon ami m’a assuré qu’il ne l’avait pas vu. » Jour après jour, cette affirmation lui trotte dans la tête, à lui donner des insomnies. Alors, une nuit, il se met en action. « J’ai cherché dans mes archives de photographies des dix dernières années, et je me suis rendu compte que ma dernière photo de la Petite Tortue datait de cinq ans auparavant ! » L’observateur doit donc se rendre à l’évidence : « On a perdu un des papillons les plus communs d’autrefois. »

Silence dans les rangs !

« Les molécules utilisées agissent de manière directe et indirecte, parfois sur une longue durée (…) »

En cause, on le sait, principalement un usage massif de pesticides, de plus en plus efficaces. « Les molécules utilisées agissent de manière directe et indirecte, parfois sur une longue durée, explique Philippe Grandcolas, directeur de recherche au CNRS en écologie et en environnement. Résultat, même longtemps après le traitement, elles sont encore présentes et potentiellement actives. » Ajoutez à cela la simplification des paysages agricoles, l’artificialisation des sols, l’assèchement des zones humides, la perte de biodiversité et le changement climatique. Vous obtenez la recette parfaite pour entraîner une division du nombre d’insectes par quatre en une vingtaine d’années. « Tous ces facteurs entrent en compte et agissent en synergie », précise Nicolas Cerrutti, chargé d’études « Biodiversité » chez Terres Inovia, un institut technique agricole dédié aux cultures oléagineuses, protéagineuses et au chanvre.

Au-delà de quelques espèces charismatiques comme les abeilles domestiques, les coccinelles et les papillons, ce déclin pourtant impressionnant ne semble pas émouvoir grand-monde, du moins en France. Pire, certains s’en réjouiraient même, ajoute Vincent Albouy : « Les gens se disent : “Tant mieux, on ne sera plus piqué par les moustiques le soir !” » Avec cet a prioriaggravant : les insectes, durs au mal, ne seraient pas capables d’émotions et n’éprouveraient pas de douleur, invertébrés qu’ils sont1.

Répugnance primitive

 « Les insectes sont perçus comme une nuisance, une peste »

Pour Thierry Hoquet, philosophe spécialiste des sciences naturelles, cette indifférence n’a rien de surprenant : « Les insectes sont perçus comme une nuisance, une peste », pose-t-il. Et ça ne date pas d’hier. Dans l’Ancien Testament, déjà, leur infestation représente trois des dix plaies infligées à l’Égypte. Avec des nuages de moustiques, des hordes de taons et les fameuses sauterelles, « des sauterelles sans nombre, qui dévorèrent toute l’herbe du pays, qui dévorèrent les fruits de leurs champs. » (l’Exode). Une terreur née de l’effet de masse. « L’insecte n’est pas perçu comme une individualité, analyse Thierry Hoquet, mais bien comme une multitude menaçante. »Une sensation de danger redoublée, selon lui, par la morphologie de l’animal dont il tire son nom, « Insectum ». Traduisez « en plusieurs parties », ou encore « coupé, disséqué ». Tête, thorax et abdomen bien séparés les uns des autres, cela le fait paraître plus proche du biomécanique ou d’une chimère de science-fiction que de l’animal. D’ailleurs, « dans la saga “Alien”, la créature a beaucoup d’attributs propres à l’insecte, qui contribuent à la rendre monstrueuse », explique le spécialiste. Souvenez-vous : la bête – dite xénomorphe – vit dans une ruche avec ses congénères, une reine y pond des œufs et du cocon s’extrait la larve du futur Alien.

Un dégoût pour cet « autre » absolu sur lequel joue depuis belle lurette la littérature, de « La Métamorphose » de Kafka aux « Mouches » de Sartre, et des sueurs froides que le grand écran adore nous filer avec l’invasion de fourmis géantes, de cafards et autres sympathiques bestioles. En gros plan, mandibules hypertrophiées, trompes velues, yeux à facettes et caparaçonnages hérissés font paraître bien nus les corps humains. Pire, rapportées à notre échelle, leurs capacités à sauter plus de cent fois leur taille ou à soulever mille fois leur poids sont pour le moins terrorisantes. Ajoutez-y leur bruit déplaisant, entre vrombissements et stridulations, les endroits humides et sombres où ils se terrent, les maladies que certains transportent et la coupe est pleine. Vraiment ? Avec l’anthropologue Gilbert Durand2, agrémentons le tout d’une répugnance primitive face au « grouillement », « mouvement anarchique qui, d’emblée, révèle l’animalité à l’imagination et cerne d’une aura péjorative la multiplicité qui s’agite ». Une agitation chaotique souvent redoublée par la capacité à se métamorphoser, qui « semble être une projection de l’angoisse dans le changement ».

Dessin : Philippe Grandcolas © par Gilles Sire

On comprend que les quelques tentatives de réhabilitation, telle celle du film documentaire « Microcosmos, le petit peuple de l’herbe », peinent à contrebalancer au pire nos répulsions au mieux notre insensibilité. « Si on vous montre un élevage très mal conduit avec des cochons ou des volailles malades ou qui meurent, ça va vous faire mal au cœur, avance Philippe Grandcolas. Alors que, face à une ruche en train de péricliter, vous allez penser à l’apiculteur mais vous n’allez pas souffrir pour les abeilles. » N’avons-nous vraiment rien en commun avec les insectes ? Pour Thierry Hoquet, c’est pire que ça : il existe bel et bien des similarités, mais elles reflètent ce qui nous déplaît le plus chez l’humain : « C’est le cas des poils, par exemple. Mais aussi le fait qu’ils vivent dans une société où chacun a son rôle, où tout est millimétré et sans âme, totalement dystopique. »

Un essaim d’erreurs

« L’étude d’un groupe d’insectes n’est pas vue comme une priorité »

Un manque d’empathie qui se traduit concrètement dans le monde de la recherche. « C’est un biais taxonomique général. À moins d’avoir une question ou un résultat extraordinairement surprenant, l’étude d’un groupe d’insectes n’est pas vue comme une priorité, ce qui amène les entomologistes à être moins valorisés que d’autres chercheurs, estime Philippe Grandcolas. Et comme il y a beaucoup d’espèces et peu de spécialistes, en règle générale les données sont de moindre qualité. » Une analyse qui rappelle les révélations des chercheuses Laurence Gaume (CNRS) et Marion Desquilbet (Inrae), publiées dans Peer Community Journal à l’automne dernier3 : la plus grande base de données sur l’évolution mondiale des insectes – « InsectChange » – contiendrait une quantité astronomique d’erreurs. Problème, celle-ci a nourri plusieurs études très relayées, dont une méta-analyse parue en 2020 dans Science4 et citée par la suite plus de mille fois dans des revues et ouvrages scientifiques. « Cela a largement contribué à ce que le déclin soit minimisé dans les médias et les débats, juge Marion Desquilbet. L’étude véhiculait un message de nuance et d’espoir infondé, vu le manque de fiabilité des données. »

Alors, quand les deux scientifiques démontrent, à l’issue d’un travail au long cours, que ces chiffres ne tiennent pas la route, on s’attend à une déflagration. Mais rien. En tout cas, jusqu’ici, pas de réaction des revues qui ont publié la méta-analyse et sa base de données. En février 2025, le premier commentaire de rectification publié dans Science en 2020 par les deux chercheuses et huit coauteurs était cité soixante fois contre… 1 106 fois pour la méta-analyse originelle. Cela aurait-il pu arriver dans un autre domaine de recherche ? En tout cas, pour Philippe Grandcolas, il y aurait un « niveau de contrôle généralement plus bas » pour les études portant sur les insectes. « Ça ne veut pas dire que toutes sont mauvaises, nuance-t-il, mais on laisse peut-être passer plus d’études médiocres dans ce domaine. »

Morts au champ d’honneur

Et pourtant, la disparition des insectes, à la base de nombreuses chaînes alimentaires, a d’énormes conséquences sur la plupart des écosystèmes. Une forêt d’appauvrissement de la biodiversité, que masque l’arbre de la pollinisation traditionnellement mise en avant, agriculture oblige. En 2018, une étude japonaise publiée dans Science5 démontre ainsi que les néonicotinoïdes appliqués dans les rizières, en tuant les insectes aquatiques, provoquent l’effondrement des populations de poissons d’eau douce. Un exemple reproductible à l’infini pour nombre de petits animaux, des hérissons aux grenouilles, en passant par les oiseaux. Sans oublier les chauves-souris : « Ça mange mille moustiques chaque nuit ! » illustre Philippe Grandcolas. Lequel ajoute à l’actif des insectes leur contribution à la décomposition de la matière organique et même à la santé des animaux d’élevage. « Prenez les bousiers, connus pour enfouir les fèces des bovins. Leur action permet au bétail d’être moins longtemps en contact avec les parasites que peuvent contenir leurs déjections. Sauf que ces coléoptères sont de plus en plus rares, empoisonnés par les traitements que les éleveurs font ingérer à leurs animaux, pour lutter contre le varron [une maladie due à une mouche du genre Hypoderma et à ses larves, ndlr] ou les vers intestinaux et qui imprègnent les bouses. Résultat, les vaches sont plus souvent infestées, ce qui amène les éleveurs à traiter davantage. C’est un cercle vicieux. »

Toujours du côté des services rendus, on retrouve la régulation biologique, c’est-à-dire l’antagonisme entre différentes espèces d’insectes. En clair, les unes dévorent ou parasitent les autres, ce qui peut s’avérer très pratique pour l’agriculture. C’est le principe de la lutte biologique par conservation : favoriser la prolifération d’organismes vivants ennemis des ravageurs de cultures, afin de freiner le développement de ces derniers, le tout sans produits de synthèse. Nicolas Cerrutti, agronome chez Terres Inovia, a piloté le projet R2D2 (Restauration de la Régulation naturelle et augmentation de la robustesse des systèmes de culture pour une réduction Durable de la Dépendance aux insecticides) entre 2018 et 2024. L’idée ? Accompagner dix producteurs de colza en Bourgogne, afin de développer une gestion agroécologique des ravageurs de cultures, dont l’altise d’hiver fait partie, en s’appuyant notamment sur cette régulation biologique. « La première année, sur les quatorze parcelles étudiées, une seule présentait des signes de parasitisme contre les larves d’altise d’hiver. Sur les autres, rien. Alors qu’on a déjà mesuré ailleurs en France des taux de régulation allant jusqu’à 80 %. »

Ce qui ravage les agriculteurs

Hélas, les agriculteurs n’échappent pas à la vision péjorative des insectes, dont la capacité à détruire les cultures est fortement ancrée dans les imaginaires. Il faut dire que, entre les pucerons du phylloxera, le doryphore de la pomme de terre et les cochenilles suceuses de sève des fruitiers et plantes légumières, les exemples de ravages sur les cultures ne manquent pas. Si bien qu’il existe, chez les paysans, une réelle aversion au risque en ce qui concerne les ravageurs. « Quand on vit de ses récoltes, on ne peut pas laisser les insectes se développer sous prétexte que certains sont positifs, analyse Philippe Grandcolas. Surtout quand il y a des traditions et des histoires familiales qui racontent comment le père ou le grand-père a failli mourir de faim parce que sa récolte a ainsi été perdue. » Une observation partagée par Nicolas Cerrutti, dans le groupe d’agriculteurs qu’il a encadré : « Ils étaient tous très impliqués. Mais certains, qui ont essayé avec succès de ne pas traiter pendant deux ou trois ans, ont connu par la suite des pertes de 40 à 50 % des rendements. C’était trop risqué, alors ils se mettaient de nouveau à traiter. »

Dessin : Lorena Saldarriaga © par Gilles Sire

Face à la peur de tout perdre, comment ne pas céder effectivement à l’appel du traitement ? « Quelque part, c’est facile, concède l’agricultrice en bio, Lorena Saldarriaga. Tu achètes, tu mélanges ta solution et tu amènes ton atomiseur dans les rangs. D’ailleurs, on continue de s’appuyer sur certaines molécules dans notre ferme, mais le moins possible, parce que, à chaque fois, il y a des dommages collatéraux », notamment sur les pollinisateurs. D’autant que, sur le long terme, les ravageurs développent des résistances aux molécules. « C’est aussi pour ça que notre projet a pris, commente Nicolas Cerrutti à propos du projet R2D2. Malgré les insecticides, les ravageurs ne mouraient pas, ou pas dans les quantités espérées. Les cultivateurs étaient dans une impasse. » En plus de la lutte biologique par conservation, le projet s’appuyait, entre autres, sur le développement d’actions concertées comme la mise en place d’intercultures pièges, pour attirer les insectes « nuisibles » sur une autre culture que le colza. Une fois la parcelle envahie, les plantes sont détruites mécaniquement, bestioles indésirables comprises. Autant d’opérations techniques qui revêtent une dimension pédagogique pour que « les agriculteurs adoptent un regard différent et travaillent ensemble ». Car, selon le chargé d’études, l’individualisme est un obstacle majeur au développement d’approches alternatives sur le sujet. « Chacun regarde son parcellaire alors que les ravageurs de culture sont une nuisance collective, ils touchent tout le monde sur un territoire. En unissant leurs forces, les agriculteurs ont la possibilité d’avoir un meilleur effet de levier. »

Mais il est encore un autre obstacle : jusqu’à présent, le monde agricole a toujours réussi à s’adapter, y compris au déclin des insectes utiles. Des grandes cultures en manque de pollinisateurs ? Les chercheurs ont créé des variétés auto-fertiles. Un recul de la décomposition de la matière organique du sol ? Les professionnels ont développé les fertilisants. Et quand, vraiment, les insectes sont irremplaçables… on les introduit. « On parle souvent des semi-remorques remplis de ruches pour la pollinisation des vergers aux États-Unis, avance Philippe Grandcolas. Mais, en France aussi, on achète des ruchettes de bourdons pour les cultures. » C’est d’ailleurs le cas de Lorena Saldarriaga : alors qu’elle « aimerait faire sans cette béquille », l’agricultrice du Sud-Ouest voit bien que ses rendements en dépendent. Pourtant, cette solution de court terme a son lot de conséquences néfastes pour les écosystèmes. Au Chili par exemple, le bourdon européen, importé pour soutenir les cultures dans les années 1980, concurrence le bourdon endémique6 et le met en danger. En attendant, chaque problème étant censé trouver sa solution, le monde agricole, dans sa grande majorité, ne s’alarme guère de cette hécatombe. « Demain, si vous retirez les insectes, on aura toujours des légumes ! s’exclame Vincent Albouy. À la rigueur, les vendeurs d’insecticides seront affectés parce qu’ils n’auront plus rien à commercialiser… »

La mue des nouvelles générations

“À mon époque, il y en avait encore plus !”

Retournons dans le reste de la société. L’effondrement de la biodiversité volante a beau aller à toute allure, comment s’en rendre compte quand on n’a connu que ça ? « Quand je me balade dans une prairie fleurie avec mon petit-fils, si on voit trois papillons c’est déjà bien, on est contents, raconte Vincent Albouy. Quand je lui dis que c’est triste, il ne comprend pas. Parce qu’il a toujours vu la campagne ainsi, alors que, moi, j’ai des souvenirs de papillons innombrables autour de moi ! Et, si je demandais à mon père, il me dirait : “À mon époque, il y en avait encore plus !” » Tout est allé tellement vite que chaque génération a son propre référentiel. Les parents se souviennent du pare-brise moucheté d’innombrables impacts de bestioles écrasées en vol, que ne parvenaient plus à nettoyer les essuie-glaces après un long trajet en voiture. Leurs enfants, eux, peuvent parcourir des centaines de kilomètres sans qu’aucune tache brunâtre ne vienne souiller la vue.

D’où l’enjeu de la transmission, la plus grande motivation du naturaliste à la retraite. « Je vois bien que tout ce que je n’ai pas écrit va disparaître. » Au total, il a signé plus d’une centaine de livres sur la biodiversité française, européenne et internationale, afin de partager ses connaissances. Il espère ainsi créer un référentiel qui a manqué par le passé. « Au moment de l’introduction du DDT7, dans les années 1950, les scientifiques n’ont pas fait de “point zéro”, c’est-à-dire un inventaire de l’état des populations d’insectes qui permette de réaliser des comparaisons. C’est pour ça que les scientifiques ont des données partielles ou très récentes. »Ce qui impacte directement les décisions politiques : « Quand vous évoquez le phénomène, on peut facilement vous dire que vous n’avez pas de preuve ! »

Alors, comment changer notre rapport aux insectes ? Pour Philippe Grandcolas, cela nécessite un réel apprentissage, qui commence par retrouver une forme de « familiarité »avec la nature. « Comme on ne la connaît pas bien, on a tendance à caricaturer nos relations avec elle. Ainsi, bon nombre d’urbains ne veulent que les bons côtés de la biodiversité : pas de moustiques et de guêpes dans leurs jardins, par exemple. » Et d’appeler à une indispensable « reconnexion », dans les grandes villes comme à la campagne, et même dans les fermes françaises. C’est un peu à cela qu’a justement travaillé Nicolas Cerrutti. « Notre approche était d’apporter aux agriculteurs une compréhension des mécanismes à l’œuvre dans la nature, en faisant intervenir des spécialistes des espaces naturels et des experts des insectes. On a essayé de provoquer un déclic par rapport à ce qui a été peut-être un peu oublié dans le système agricole actuel. » Et, parfois, ces « déclics » arrivent quand on s’y attend le moins : « Il y avait un agriculteur qui ne faisait pas directement partie de notre projet, mais qui assistait à l’un des ateliers. Un jour, on était tous en haut d’une butte, en plein soleil, sans aucune haie pour nous abriter. On suait à grosses gouttes et, là, il a lâché : “Tu m’étonnes que les insectes ne s’en sortent pas, c’est invivable même pour nous.” Et il m’en reparle encore, c’était son déclic à lui. Pas d’histoires de rendements, de chiffres, juste quelque chose de personnel, d’émotionnel. »

« Il faudrait une formation pour mieux les identifier, savoir ceux qui sont protégés, etc. »

Avant de s’installer avec son conjoint à Seysses, Lorena Saldarriaga était naturaliste, elle aussi. Malgré cela, elle confesse ne pas tout connaître sur les insectes de sa ferme : « Il faudrait une formation pour mieux les identifier, savoir ceux qui sont protégés, etc. » Alors, en attendant, elle s’arme de son smartphone : « Parfois je vois un insecte je me dis : waouh, heureusement que j’ai Google pour me dire ce que c’est ! » Elle travaille également avec Pecnot’lab, un laboratoire de sciences participatives sur la santé des sols. Et ce qu’elle apprend, elle tient à le transmettre aux clients de son Amap : « Je fais exprès de laisser quelques floraisons sur les légumes, pour qu’ils se familiarisent avec, confie-t-elle, rieuse. Et je glisse une petite étiquette avec le nom des insectes qui sont attirés par la plante en question. » La démarche prend du temps mais, pour elle, le jeu en vaut la chandelle : « Trop souvent, on s’autocensure, parce qu’on n’est pas sûrs de nos choix, mais je pense qu’aujourd’hui il faut communiquer, expliquer aux consommateurs qu’on ne pourra pas toujours avoir un légume sans trous, par exemple. Parce qu’il y a du vivant. » Sous la serre, le froid de l’hiver ne se fait plus sentir. La maraîchère enjambe les rangées verdoyantes, joyeuse. « Il faudra revenir l’été, il y a des insectes partout ! Des abeilles, des guêpes, des syrphes, des criquets, des libellules… C’est un bonheur de les voir tourner autour de nous. Et ce n’est que le début ! »

Scientifiquement prouvé

Plusieurs études ont permis de mettre des chiffres sur le déclin des insectes en Europe au cours de ces dernières décennies. Retenons par exemple un travail solide réalisé en 2017 par des chercheurs allemands et paru dans « PLOS One ». Sur la base d’un échantillon de soixante-trois zones protégées, l’étude établissait un déclin de 76 % de la biomasse des insectes en vingt-sept ans. Cinq ans plus tard, au Royaume-Uni, une étude participative consistant à compter le nombre d’impacts d’insectes à l’avant des véhicules, a permis d’établir une diminution de 63,7 % entre 2004 et 2022. Ainsi, plusieurs études convergent vers une estimation d’un déclin de la biomasse des insectes volants en Europe de l’ordre de 70 % en vingt ans.

Lire aussi

  1. L’an dernier, la déclaration de New York sur la conscience animale, signée par 287 chercheurs, présente comme une « possibilité réaliste » le fait que les insectes présentent une forme de conscience, et invite à en tirer les conséquences, notamment en matière de bien-être animal.
  2. Gilbert Durand, « Les Structures anthropologiques de l’imaginaire », p. 76.
  3. Laurence Gaume et Marion Desquilbet, “InsectChange: Comment”, Peer Community Journal, octobre 2024.
  4. Roel van Klink et al., “Meta-Analysis Reveals Declines in Terrestrial but Increases in Freshwater Insect Abundances”, Science, avril 2020.
  5. Masumi Yamamuro et al., “Neonicotinoids Disrupt Aquatic Food Webs and Decrease Fishery Yields”, Science, novembre 2019.
  6. Regula Schmid-Hempel et al., “The Invasion of Southern South America by Imported Bumblebees and Associated parasites”, Journal of Animal Ecology, novembre 2013.
  7. Dichlorodiphényltrichloroéthane, un insecticide organochloré très utilisé à l’époque, puis interdit en 1970 en raison de son impact environnemental et sanitaire très élevé, ndlr.

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