De l’eau coule sous les ponts
Avec tous ces jours fériés du mois de mai, l’eau a eu le temps de couler sous les ponts. Alors pour se remettre dans le sens du courant, intéressons-nous cette semaine à la question de l’eau et des tensions qu’elle pourrait générer. C’est le fil du mercredi 14 mai 2025.
Visuel : © archives Yann Kerveno
On a vu récemment comment la panne électrique géante en Espagne et au Portugal a pu plonger temporairement les deux pays dans un chaos mémorable qui fera jaser des années. Quand l’énergie va, tout va, quand elle ne va pas…C’est là une question de réseau, comme pour l’eau, potable ou non. Même si ces réseaux sont moins interconnectés que dans le monde des électriciens, le risque existe, changement climatique oblige, que des pénuries de grande ampleur surviennent. C’est l’Espagne qui sert encore d’exemple, quand il fut évoqué l’idée d’acheminer de l’eau potable par bateau pour alimenter la métropole de Barcelone. D’ailleurs, la capitale catalane sort peu à peu des affres de la sécheresse et a quitté l’état de crise début avril. Le choc a été rude et a entraîné une diminution de la consommation d’eau de 40 % en entre 2022 et 2024, l’effort ayant été plus porté par la collectivité et ses services que les habitants. Depuis, la ville a commencé à rouvrir ses fontaines publiques et a levé une partie des restrictions liées à l’irrigation des espaces verts.
Changement et mal adaptation
Pendant que l’on se gratte le crâne pour savoir comment surmonter les problèmes de demain, une étude publiée récemment et repérée par le Centre d’études prospectives du ministère de l’Agriculture nous plonge dans trois scénarios pessimistes, où les tensions exacerbées autour de l’eau et de son usage conduisent à des drames. La note a été réalisée par trois chercheurs de l’IRIS dans le cadre de l’Observatoire Défense et Climat, pour évaluer l’exposition des forces armées aux troubles que pourraient déclencher des conflits d’usage renforcés. Partant du principe que le double mouvement du changement climatique et d’une « mal adaptation » basée sur le développement de l’irrigation expose plus fortement le monde agricole, les trois chercheurs imaginent des tensions grandissantes. Notamment parmi les cultivateurs qui réclament plus d’accès à l’eau quand la sécheresse règne mais aussi dans le milieu de la défense de l’environnement qui s’oppose de plus en plus aux : « projets de construction d’infrastructures liées à l’eau tels que les barrages, les transferts ou les retenues d’eau, jugés peu durables et associés à des politiques d’accaparement de la ressource. » Le tout pour anticiper le déploiement éventuel des forces armées dans le cadre de conflits liés au stress hydrique en Europe du sud.
La projection des armées en cas de conflit
Dans le premier scénario, les auteurs envisagent un creusement du fossé entre la « petite agriculture » privée d’eau et la « grande agriculture ». « Malgré les efforts de petites exploitations pour accroître leur résilience au stress hydrique à travers des systèmes d’irrigation économes et la création d’espèces résistantes aux sécheresses, des dizaines de retenues d’eau continuent de se développer pour alimenter les grosses exploitations, notamment en Nouvelle-Aquitaine » écrivent-ils de manière assez manichéenne.
À la clé de ce creusement, ils envisagent la création de nouvelles Zones À Défendre (ZAD), dans le Poitou et en Lot-et-Garonne, autour de projets de nouveaux équipements de stockage. Avec des affrontements violents en 2035, attaques de préfecture, etc. Et la mobilisation des forces armées pour maintenir ou rétablir face à la prolifération de nouveaux « Sainte-Soline ». Bilan ? 14 morts et des dizaines de blessés…
Le deuxième scénario, on est là en 2046, met en jeu un ouragan inouï qui viendrait frapper la côte Aquitaine et proprement défoncer les infrastructures de distribution d’eau potable en Gironde. Ressources grandement entamées par la salinisation des nappes côtières et mises à mal par un gigantesque incendie de la forêt landaise…
Au même moment, c’est le troisième scénario, le stress hydrique en Corse pourrait aussi être à l’origine d’une tentative de déstabilisation de la France par des forces étrangères…
Conflits interétatiques
Au-delà du travail prospectif centré sur la position des forces de défense, cette note permet de réaliser un tour d’horizon des tensions qui risquent de se faire jour et dresse une liste intéressante des conflits déjà recensés. Les auteurs ont ainsi comptabilisé 45 conflits d’intensités diverses liées à l’eau en France, Espagne, Italie, Grèce entre 2000 et 2024. Et une nette augmentation, conjoncturelle, depuis 2021. Les conflits les plus élevés ayant eu lieu en France (près de la moitié). Pas vraiment étonnant lorsque, précise le rapport, 25 pays, majoritairement situés autour de la Méditerranée et du Moyen-Orient et qui abritent un quart de la population mondiale « sont confrontés chaque année à un stress hydrique relativement élevé dans la mesure où ils utilisent régulièrement plus de 80 % de leurs réserves d’eau disponibles (…). » Les risques ne sont d’ailleurs pas limités au plan local, expliquent les auteurs, et pourraient opposer des Etats en cas de remise en cause des accords de coopération quand ils existent. Ils ont ainsi recensé cinq « points chauds », entre l’Espagne et le Portugal autour de la Convention d’Albufera, (en cour de révision et d’extension) mais aussi à l’intérieur de l’Espagne pour l’eau du Tage, entre la France et la Suisse avec l’eau du Rhône, entre la Grèce et l’Albanie pour l’eau de l’Aoos ou encore entre la Slovénie et ses voisins… Bref, il y a de quoi nourrir les réflexions et abreuver le flot de questions en suspens. La note est ici et le replay de la conférence de l’Observatoire Climat Défense ici.
De quoi préparer sérieusement le prochain rendez-vous Borderline de la Mission Agrobiosciences-INRAE et du Quai des Savoirs, ce sera le 19 juin prochain de 18 à 20 heures à Toulouse. Le thème ? « Sécheresse : comment fixer la ligne de partage des eaux ? » Avec, pour discuter de cette question essentielle (comment prioriser les usages ?) la chercheure spécialisée en géographie sociale de l’eau Sara Fernandez (UMR AGIR – Inrae), Bruno Lion, directeur du LIA-GIP, Groupement d’intérêt public « Lien, Innovation et Agroécologie », responsable du Pôle Innovations publiques et Raphaël Morera, chercheur au sein du Centre de recherches historiques (EHESS-CNRS), spécialiste en histoire environnementale de l’époque moderne. On s’y voit ?
Toutes les informations sur cette rencontre gratuite et inscription ICI : https://www.agrobiosciences.org/territoires/article/borderline-secheresse-comment-fixer-la-ligne-de-partage-des-eaux