Bruits de fond

Published on 9 juin 2021 |

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Une anatomie des crises sanitaires

Par Lahsen Abdelmalki1

Les crises sanitaires ne sont pas une fatalité mais le reflet de nos sociétés modernes vouées à une production prodigieuse et croissante de richesses. Or à crises sanitaires mondiales, il faut des politiques de régulation coopératives et mondialisées… 

La pandémie de Covid-19 vient opportunément nous rappeler la récurrence, peut-être même la cyclicité, des crises sanitaires. Jusqu’à récemment, ces dernières prenaient la forme de scandales locaux ou nationaux, résultant le plus souvent du non-respect par certains acteurs économiques des règles de vigilance en vigueur au sein de leur profession (voir plus loin). La dernière grande crise du genre, celle que nous vivons, serait apparue chez l’homme entre la fin août et le début décembre 2019. Sa particularité réside à la fois dans son ampleur planétaire et dans sa vitesse de propagation. Au mois de février 2021, il est toujours difficile de dénombrer le nombre de personnes qui en sont (ou en seront) les victimes. On sait en revanche qu’elle s’est étendue irréversiblement, et de façon inégale, à toutes les régions du monde.

Au caractère systémique des crises sanitaires répond la peur tout aussi systémique des citoyens, lesquels espèrent de la science une protection infaillible et des décideurs politiques l’engagement en faveur de politiques sanitaires parfaitement prévisibles, transparentes et efficaces. Toutefois, en entretenant l’illusion que les risques peuvent être à la fois définitivement mesurés, entièrement anticipés et parfaitement maîtrisés, l’expertise scientifique et l’action politique deviennent la source de bien des malentendus. Nombre de décideurs politiques et scientifiques peinent à comprendre que, dans notre société moderne, la production sociale de richesses est corrélée à la production sociale de risques. D’où un cercle vicieux infernal.

Une succession de scandales sanitaires

Le dossier du « sang contaminé » est celui qui a le plus et le plus tôt défrayé la chronique. C’est la première crise du genre à avoir fait autant de bruit en France. Alors que la contamination remontait aux années 1983-85, il a été découvert en 1991 seulement que le Centre National de Transfusion Sanguine (CNTS) distribuait aux hémophiles du sang infecté par le virus du Sida. Environ la moitié des hémophiles ont ainsi contracté le VIH. Quasiment dans les mêmes temps, le dossier de « l’hormone de croissance » a été au centre de l’actualité entre 1982 et 1986. Selon l’Association des Victimes de l’Hormone de Croissance (AVHC), plus de 120 jeunes sont morts de la Maladie de Creutzfeldt-Jacob (MCJ). L’incubation de la maladie pouvant dépasser trente ans, ce nombre pourrait encore augmenter.

De son côté, le laboratoire Servier a été confronté à deux grandes « affaires ». La première a éclaté dans la seconde partie des années 1980 autour de l’Isoméride, un coupe-faim commercialisé par ce laboratoire à partir de 1985. Le produit a été totalement retiré de la vente en septembre 1997 à la suite de la découverte de cas d’hypertension artérielle pulmonaire. Il aurait fait plusieurs dizaines de morts. La seconde affaire avait pour pivot le Médiator, un adjuvant au régime du diabète mais largement prescrit comme coupe-faim. Il est à l’origine, pendant les trente-trois ans de sa commercialisation, de graves lésions cardiaques ayant entraîné plus de 2 100 décès, selon une expertise judiciaire. Un procès exceptionnel, tant par sa durée que par le nombre de personnes impliquées, s’est tenu en septembre 2019.

Il faut aussi évoquer la Dépakine, un antiépileptique du laboratoire Sanofi. Ce produit est au centre d’un scandale sanitaire qui a éclaté en 2015, après qu’eurent été observées des malformations chez les enfants de femmes sous traitement pendant leur grossesse. Un dispositif d’indemnisation des victimes a été confié à l’Office National d’Indemnisation des Accidents Médicaux (ONIAM) en juin 2019. Il prévoit un budget de près de 80 millions d’euros à verser aux victimes potentielles. 

Ces scandales arrivent plusieurs années après la tragédie du Thalidomide, médicament fabriqué en Allemagne et qui était prescrit, entre la fin des années 1950 et le début des années 1960, comme antidote aux nausées matinales, aux maux de tête et aux insomnies. Il a provoqué le décès de nombreuses femmes enceintes et des malformations chez des milliers de nouveau-nés dans plusieurs pays d’Europe. Dans une résolution adoptée en décembre 2016, les députés européens ont demandé que les États membres de l’UE veillent à une indemnisation équivalente à celle versée en Allemagne. De son côté, la Commission européenne a mis en place un programme européen de soutien aux victimes. Ces décisions préfigurent les politiques sanitaires de prévention et de traitement des crises, aujourd’hui en Europe, demain à l’échelle internationale. 

Vers une approche renouvelée et globale des risques et de leur gouvernance

Paradoxalement, la médiatisation de ces événements ne contribue guère à en faciliter la compréhension. Certes, les médias constituent un outil majeur pour révéler certains scandales avérés que des opérateurs souhaiteraient taire ou minimiser, afin d’éviter une chute de leur réputation ou de leur activité. Toutefois, il règne aussi une très vive concurrence entre les médias. La quête d’audience peut conduire certains à des surenchères et à une dramatisation des faits, notamment à travers des titres choc traduisant mal la complexité de certaines questions scientifiques ou sanitaires. Il peut en résulter des réactions sociales disproportionnées par rapport aux risques encourus. L’effet pervers du traitement médiatisé des crises sanitaires réside aussi dans le fait que les médias abordent chacune des crises isolément, chaque fois comme un cas d’espèce, au lieu de les aborder comme des composantes d’un même problème de nature plus vaste.

L’évidence s’impose, les crises sanitaires deviennent d’autant plus globales que l’économie et la société deviennent mondiales. Cette réalité impose que la création scientifique, la production de biens publics mondiaux (matériels médicaux, médicaments, etc.) et les politiques sanitaires soient conduites de manière coopérative, sinon, au minimum, de façon coordonnée, à l’échelle mondiale. En effet, nous sommes engagés dans des mutations profondes qui affectent non seulement les sociétés européennes contemporaines mais aussi toutes les autres, en proportion des rapports qu’entretiennent les premières avec les secondes. Au centre de ces mutations, il y a la force et la vitesse des progrès scientifiques et des changements technologiques. Il y a aussi le fait que les chaînes de valeur des laboratoires et des entreprises industrielles et commerciales sont devenues mondiales. Il en résulte un enjeu décisif en termes de mutualisation des risques, aux niveaux à la fois européen et international. 

Et les différentes composantes de la société dans tout cela ?

Visiblement, la société est amenée à endosser un poids croissant dans la dynamique des crises et de leur dépassement. C’est la conséquence du fait que l’incertitude créée par la mondialisation alimente une appréhension de plus en plus forte du « cosmopolitisme ». Ce terme doit être compris comme l’émancipation du jeu des firmes, du fonctionnement des marchés et même des logiques qui gouvernent les politiques publiques des cadres locaux et nationaux. En conséquence, plusieurs franges de la société, en premier les plus vulnérables, se sentent réellement ou virtuellement menacées par ce qui est considéré comme une perte de souveraineté. D’où un rejet persistant de la dynamique de la mondialisation et un repli vers les sphères intérieures des États. La France et l’Europe, qui s’attachaient dans le passé à produire des richesses, sont désormais pressées de se préoccuper des conditions sanitaires, environnementales et sociales qui président à ladite production des richesses. La nature et la vie humaine qui avaient peu (ou pas) de valeur jusqu’ici en ont davantage dorénavant.

Cette évolution produit des conséquences sociales inédites. Davantage de consommateurs s’orientent vers les produits naturels incarnant une image de terroir et de tradition censée les rassurer. La demande de « naturel » ne renvoie pas seulement aux aspects techniques mais également à des aspects symboliques. Dans l’imaginaire collectif, les produits « naturels » font écho à la notion de terre nourricière et, par-là, à quelque chose qui immunise contre les peurs de l’avenir. La demande de tels produits correspond en quelque sorte à une recherche de sécurité affective, au besoin de savoir d’où proviennent les biens que nous consommons. 

Il reste que la sécurité affective et/ou individuelle ne suffisent pas. Il faut aussi la sécurité collective face à des risques qui planent, étape après étape, sur l’humanité tout entière. Beaucoup de crises récentes ou actuelles sont imputables non à des manipulations scientifiques mais à un usage perverti des connaissances scientifiques et des progrès technologiques : détournement des produits médicaux de leur véritable usage comme ce fut le cas avec le Médiator, accent mis sur la productivité entraînant la concentration des élevages ou économies sur la thermisation des farines animales dans le cas de l’ESB. Ces crises s’enclenchent ou se répandent car les politiques coopératives susceptibles de leur faire barrage font cruellement défaut. Il en résulte que l’avenir est à des politiques sanitaires conçues à l’échelle internationale. La diplomatie coopérative des États et le rôle des institutions internationales  –  telle l’OMC2 –  ont encore un bel avenir… 

  1. Responsable du Master 2 « Gouvernance des risques environnementaux » (RISE), Université Lumière Lyon 2. Dernier livre paru « Le Commerce international », éditions de Boeck, 2017 (en collaboration avec René Sandretto)
  2. L’Organisation mondiale du commerce est le « gendarme » du commerce international. Créée en 1995, elle a son siège à Genève. 164 pays en font actuellement partie. Son principal objectif est de favoriser, par la négociation, la libéralisation des échanges des biens et des services. 

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