À mots découverts travail des plantes

Published on 5 juin 2023 |

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Travail des plantes : cultiver les relations

Par Laura Martin-Meyer

Imaginez un monde où le travail ne serait plus l’apanage des seuls humains mais serait aussi celui des autres formes de vie qui les entourent. S’agissant des animaux, la proposition avait déjà été faite par la sociologue Jocelyne Porcher, qui défend depuis 2002 l’hypothèse selon laquelle eux aussi « travaillent ». Mais allons plus loin : à quoi ressemblerait un monde peuplé de ces « travailleuses saisonnières » que seraient les plantes ?

Pour l’anthropologue Dusan Kazic, chercheur associé au laboratoire Pacte1 et auteur de « Quand les plantes n’en font qu’à leur tête » (Les Empêcheurs de penser en rond, 2022), ceci n’a rien d’une fiction. Ce monde, il l’observe déjà à travers les relations qui se nouent entre les agriculteurs et leurs cultures. L’idée vous paraît saugrenue ? C’est que, jusqu’à présent, « les plantes étaient toujours décrites pour elles-mêmes, mais jamais observées dans leurs relations avec les êtres humains. Ainsi, l’idée que nous puissions tisser des liens avec les végétaux est un impensé total. » Lever cet impensé c’est le pari qu’a fait ce chercheur lors de ses enquêtes auprès d’agriculteurs, tous modèles de production confondus.

Les paysans domestiquent les plantes en les cultivant, mais celles-ci les domestiquent à leur tour

Sa méthode ? « Prendre la parole des paysans au sérieux ». Très vite, « on s’aperçoit que, pour eux, les plantes ne sont jamais des objets désanimés. Dès lors, s’ils vous disent que telle plante est “intelligente”, “bête” ou bien qu’elle “travaille”, ce n’est pas une métaphore ». Cette parole, le chercheur insiste donc pour l’entendre au sens littéral. Une posture qui permet surtout un judicieux pas de côté : « Ce qui m’importe, c’est d’observer ce que cela occasionne dans leur vie quotidienne et dans les relations qu’ils entretiennent avec ces dernières », assure-t-il.

Au sein de ces relations étroites, la plante s’avère mener différents « modes d’existence » : en certaines occasions, le paysan peut voir en elle un être qui participe activement au travail mais, en d’autres occasions, ce mode d’existence « partenarial » peut basculer sur le versant de la domination. En clair, une forme d’asservissement de l’agriculteur, contraint par exemple de se lever à quatre heures du matin pour cueillir les tomates ou dans l’obligation de renoncer aux congés. Les végétaux disposent ainsi d’une « puissance d’agir », qui n’a rien à voir avec une quelconque intentionnalité : « Ne nous méprenons pas, à aucun moment des courgettes n’ont l’intention de vous empêcher de partir en vacances un 15 août. Mais, dans les faits, elles le font quand même. Les paysans domestiquent les plantes en les cultivant, mais celles-ci les domestiquent à leur tour. »

Codomestication

Partant de là, tout change dans la façon que nous avons d’appréhender les questions agricoles : « Traditionnellement, on distingue les productivistes et les non-productivistes, les bons et les mauvais modèles. Mais, même opposés, ceux-ci sont d’accord sur le fond : il faut produire pour nourrir. Moi, j’estime que la terre ne produit pas, elle travaille. C’est donc la qualité du travail inter-espèces qui compte, plus encore que les préceptes abstraits de l’économie – rendements à l’hectare ou quintaux récoltés. Là est tout le paradoxe de la modernité : on appréhende la production comme quelque chose de matériel, alors que c’est un concept inventé de toutes pièces par les économistes. Ne sont-ce pas les relations avec les autres êtres vivants qui constituent la véritable matérialité de notre monde ? En conséquence, il n’y a pas une “bonne” production, mais différents types de codomestications. »

“Que Monsanto soit “méchant”, tout le monde le sait, et pourtant rien ne change”

Ainsi,cultiver des céréales sur deux ou sur 500 hectares ce n’est pas la même chose et c’est bien le type de travail inter-espèces qui s’en trouve bouleversé. Pour Dusan Kazic, une chose est sûre, le pas de côté mérite d’être tenté : « Des milliers de livres condamnent le productivisme et le capitalisme, et vous pouvez continuer à en écrire des milliers d’autres. Pour le dire vite, que Monsanto soit “méchant”, tout le monde le sait, et pourtant rien ne change. Signe que ce discours n’est pas opérant. Comment voulez-vous changer le monde, sans changer de récit ? »

Et d’enfoncer le clou : « Sans un autre récit, on se confine à la critique, tout en renforçant le discours dominant qui clame depuis des siècles, économie à l’appui, qu’il faut produire pour nourrir. » Or s’intéresser en priorité aux liens avec les autres êtres qui nous entourent, animaux et plantes, c’est dépouiller le travail de sa rationalité technique et économique, pour l’orienter vers la construction d’un vivre-ensemble et, ainsi, « prendre littéralement le vivant en considération ». De quoi semer quelques graines dans les esprits en soif d’alternatives ?

Cultiver les imaginaires

Les conseils de Dusan Kazic :

– Lynn Margulis et Dorion Sagan, « Microcosmes, 4 milliards d’années de symbiose terrestre », éd. Wildproject, 2022.

– Donna Haraway, « Manifeste des espèces compagnes », Flammarion 2018.


  1. Pacte, laboratoire de sciences sociales, est une unité mixte de recherche du CNRS, de l’université Grenoble Alpes et de Sciences Po Grenoble.

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