À mots découverts

Published on 6 mai 2021 |

0

[Biosécurité] Quels élevages sous bonne garde ?

par Laura Martin-Meyer

Comment éviter l’abattage de milliers d’animaux, sauvages et domestiques, en cas d’épizootie ou de zoonose ? Une des clés reviendrait, tout bêtement, à prévenir leur émergence au sein des élevages. Mais est-ce si simple ? En complément du dossier « Abattages préventifs : et si on rectifiait le tir ? », retours sur une stratégie tant applaudie que décriée : la biosécurité.

François Moutou, ancien directeur-adjoint du laboratoire Santé animale de l’Anses

Les noms d’influenza aviaire, tuberculose bovine, peste porcine africaine ou encore brucellose vous sont familiers ? Normal car, depuis des décennies, chaque année connaît son lot de ré-émergences d’épizooties au sein des élevages. Toutes ont ce point commun : avant de se propager chez nos volailles, bœufs ou porcs, ces maladies circulaient à bas bruit au sein de la faune sauvage, ou inversement.  Et la contamination d’une population à l’autre de se solder par l’abattage de tous les animaux infectés ou susceptibles de l’être – procédure quasi-systématique pour la faune domestique pour les maladies citées et tendant de plus en plus à être appliquée à la faune sauvage, par parallélisme. Comment éviter une telle hécatombe ? Pas de formule miracle, insiste François Moutou, épidémiologiste et ancien directeur-adjoint du laboratoire Santé animale de l’Anses : « On n’empêchera jamais une étincelle ; par contre, il faut être capable d’éviter l’incendie qui peut suivre ». Ainsi, s’il est impossible de lutter contre un virus, une bactérie ou un champignon, en tant que tel, « ce qu’on veut, c’est de ne pas le trouver au mauvais endroit » typiquement, les élevages. C’est là qu’entre en scène la biosécurité, obligatoire dans toutes les unités de production agricole depuis 2016, en France. Elle désigne, suivant les termes du ministère de l’Agriculture : « l’ensemble de mesures préventives et réglementaires visant à réduire les risques de diffusion et transmission de maladies infectieuses chez l’homme, l’animal et le végétal. » Nerf de la guerre pour certains, la biosécurité n’est d’ailleurs pas tout à fait étrangère à l’univers martial.

« On n’empêchera jamais une étincelle ; par contre, il faut être capable d’éviter l’incendie qui peut suivre »

Comme le rappellent Frédéric Keck et Nicolas Fortané1, le concept serait en effet apparu au croisement de logiques sanitaires et militaires. Une mobilisation générale consistant, d’après eux, à « se préparer à une catastrophe dont la probabilité est incalculable et dont l’arrivée est perçue comme imminente (Lakoff et Collier, 2008). L’émergence d’un nouveau pathogène est ainsi vue comme un événement auquel les autorités sanitaires doivent se préparer en imaginant ses conséquences encore incertaines. » En clair, la biosécurité tiendrait plus du principe de préparation que de précaution 2 : installation de clôtures et de pédiluves, nettoyage et désinfection réguliers des mains, comme des locaux, tout doit être mise en œuvre pour faire front à la prochaine flambée épidémique. Sans oublier que, les agents pathogènes se transmettant par voisinage, tout le monde doit répondre à l’appel : les éleveurs comme l’ensemble des membres de la filière, les entreprises de transformation, les abattoirs, les vétérinaires, les laboratoires d’analyse, la recherche publique, les transporteurs et l’État. Illustration avec François Moutou : février 2006, pour la première fois en France, on détecte le virus H5N1 chez des canards migrateurs sauvages retrouvés morts au bord d’un étang, dans la Dombes (Ain)3. Le lendemain, une rencontre est improvisée entre la Directrice générale de l’Afssa, le Préfet et le chef des services vétérinaires de l’époque, entourés de services d’ordre et de journalistes venus filmer la scène. Le lieu du sommet ? « Au bord du seul étang en France où on est sûrs qu’il y a du virus ». Et ces mêmes journalistes de « s’arrêter ensuite dans la ferme la plus proche, dans la commune de Versailleux : un élevage de dindes. Rapidement, son pauvre propriétaire voit ses bêtes s’éteindre les unes après les autres. Les journalistes avaient bien probablement amené le virus avec eux. » Un événement qui aurait peu de chance de se reproduire aujourd’hui si, seulement, chacun jouait le jeu de la biosécurité.

Qui de l’œuf ou de la poule ?

Thierry Durand directeur-adjoint du Parc National des Écrins

Pas toujours simple, en pratique. Car, « faire de la biosécurité, en étant seul sur un alpage à 2500 mètres d’altitude, sans eau courante, ni parc dédié pour soigner les animaux, c’est théorique, et ça ne fonctionne pas toujours dans les faits », glisse Thierry Durand directeur-adjoint du Parc National des Écrins. Avant d’ajouter que, pour les éleveurs, « c’est un peu ressenti comme une double peine » : autrefois parvenus à vaincre les grands syndromes de l’élevage, ces derniers voient d’un mauvais œil la cohabitation avec la faune sauvage, accusée de les exposer à de nouveaux dangers sanitaires. Difficile pour eux d’accepter un changement de pratiques et une biosécurité délicate à mettre en pratique de manière stricte dans les zones de grande transhumance ; d’autant plus que nombre d’entre eux sont convaincus que les problèmes viennent des autres, et notamment d’une faune sauvage qu’ils qualifient de trop abondante4… D’autres craignent par ailleurs que la standardisation des mesures de biosécurité ne remette en cause leur mode traditionnel d’élevage, favorisant, au passage, l’industrialisation des filières. Question délicate. Prenons le point de vue, raide, de la journalise Lucile Leclaire (« Les animaux malades de l’industrie », AOC media, 07/01/2021) : « Si la biosécurité part d’une bonne intention, elle revient à rendre légaux uniquement les milieux aseptisés qui excluent les élevages non industriels »5. Pour le comprendre, cap vers l’Asie, au début des années 2000 : en Thaïlande, l’abattage de millions de volailles domestiques pour faire rempart à H5N1 aurait en effet « causé un effondrement des races de poulet thaïlandaises locales au profit de races industrielles »6. Résultat, les fermiers ayant été contraints de mettre la clé sous la porte, « trois grandes sociétés se partagent désormais 70% de la production nationale de poulet ». Bref, d’après la journaliste, les épidémies serviraient d’« argument contradictoire pour invalider les paysans qui pratiquent un élevage non industriel », réputé moins aseptisé.

« Ce qu’il faut critiquer, c’est l’élevage industriel concentrationnaire »

Attention, car le raisonnement est loin de faire l’unanimité : « Prétendre que la biosécurité fait le lit de l’industrialisation, c’est raconter l’histoire à l’envers ! », s’agace François Moutou. Et d’enfoncer le clou : « Ce qu’il faut critiquer, c’est l’élevage industriel concentrationnaire. C’est-à-dire que plus on monte en concentration et en industrialisation, plus on a besoin de règles d’hygiène strictes. La biosécurité est donc le reflet de cette industrialisation, non sa cause. » D’ailleurs, à ceux qui fustigent les pratiques biosécuritaires, il répond aussi sec : « Je ne vois pas l’intérêt d’élever des animaux si c’est pour les exposer à tous les microbes qui passent dans l’environnement ». D’autant qu’en la matière, c’est toute la collectivité qui est engagée : « Les pratiques et erreurs individuelles de certains individus, éleveurs, transporteurs, marchands d’animaux ou autres peuvent avoir des conséquences collectives lourdes ». Prenez l’épidémie de Peste Porcine Africaine (PPA), endémique en région subsaharienne depuis sa découverte au Kenya, en 1921. Tout se gâte en 2007, avec la détection d’un foyer dans un élevage porcin géorgien. Dans son article dédié à l’épidémie de PPA, Sylvie Berthier relaie l’hypothèse la plus probable : « un bateau arrivé d’Afrique et arrimé dans le port de Poti décharge des déchets de cuisine contenant du porc contaminé, qui seront écoulés dans la pitance des cochons de basse-cour »7. Du Caucase, la maladie se répand ensuite sur le continent eurasien, jusqu’à gagner la Chine en août 2018. Dès lors, d’après les spécialistes, « ce sont les humains (éleveurs, transporteurs, etc.) qui ont sans aucun doute déplacé le virus », rappelle François Moutou.

Casse-tête chinois

Depuis, c’est l’hécatombe : signalons qu’entre mi-2018 et 2019, la même épidémie de PPA a conduit à la diminution de moitié du cheptel porcin local chinois. D’où cette interrogation : quid de ces innombrables élevages fermiers toujours menacés par la résurgence des crises ? Dans un article paru récemment sur le blog The Conversation, Alexis Delabouglise, Flavie Luce Goutard, François Roger et Marisa Peyre, chercheurs et chercheuses au Cirad, partagent leur inquiétude : « Face aux défis sanitaires, anciens et récents, les questions se posent sur l’avenir des élevages porcins familiaux, source essentielle de revenus pour des millions de ménages ruraux pauvres en Asie, particulièrement vulnérables dans un contexte d’épidémies et de risques zoonotiques menant à l’imposition de normes sanitaires toujours plus contraignantes ». Avant d’insister, eux aussi, sur le fait que de telles contraintes de biosécurité « conduisent immanquablement à la disparition des petits élevages et à la concentration de la production dans de grands élevages industriels, mieux équipés pour réaliser les investissements nécessaires à la maîtrise de ces risques ». Mais pas question, pour les auteurs, de se dresser vent debout contre le durcissement des normes sanitaires. Au contraire, n’a-t-on pas plutôt intérêt à encourager les élevages les plus précaires à s’y conformer, tout en tenant compte des contraintes socioéconomiques pesant sur eux ? L’idée est au cœur du projet attendu « biosécurité globale comme rempart contre la maladie », élaboré par l’ENSV-FVI, l’AVSF, le Cirad et leurs partenaires en Asie du Sud-Est. L’enjeu de cette coopération : « renforcer la biosécurité des petits élevages en Asie du Sud-Est pour permettre leur résilience, dans le respect d’une démarche agroécologique, au bénéfice de l’agriculture familiale, des élevages porcins, de la sauvegarde des habitats naturels et du mode de vie traditionnel des populations locales », concluent-ils8.

Au plus près des alpages

Même combat, sous nos latitudes. « Certes, la biosécurité, c’est potentiellement un sujet à controverses. Mais comment en faire un sujet fédérateur ? » s’interroge Thierry Durand. « Un travail collaboratif avec les éleveurs s’impose ». Première nécessité, « comprendre leurs modes de fonctionnement, tout en faisant l’effort de se mettre à leur place. C’est-à-dire, être capable d’entendre qu’être éleveur en montagne, cela revient souvent à se trouver seul sur un alpage, avec maladies d’élevage et prédateurs à gérer au quotidien ». Des contraintes qui, au bout du compte, laissent peu de place et d’énergie pour s’emparer du volet biosécuritaire.

« Un travail collaboratif avec les éleveurs s’impose »

D’où l’intérêt, dans un premier temps, de tenter de « dessiner ensemble des solutions simples, forcément imparfaites, mais qu’ils pourront s’approprier ». Et bien souvent, ce dont les éleveurs ont besoin, c’est d’un appui technique, couplé à un minimum d’animation territoriale. Raison pour laquelle Thierry Durand œuvre aujourd’hui à se rapprocher des groupements de défense sanitaire9, et de rechercher des moyens d’accompagnement financier. L’idée ? Accompagner et les éleveurs dans la mise en place de mesures vouées à « les mettre à l’abri de la transmission et la diffusion de certaines maladies partagées avec la grande faune sauvage ». En clair, pas question de faire la « révolution avec de la biosécurité réputée exemplaire », mais plutôt de tendre « vers une gestion intelligente et appropriée des contraintes du quotidien ». Pas de problèmes insolubles, donc, mais des solutions à façonner au plus près des réalités locales. Reste toutefois cette interrogation : ces adaptations permettront-elles effectivement d’épargner les animaux sauvages de quelques tirs à vue ?


  1. https://www.cairn.info/revue-anthropologie-des-connaissances-2015-2-page-125.htm
  2. La santé globale au prisme de l’analyse des politiques publiques, S. Gardon, A. Gautier et G. Le Naour, Quae, 2020.
  3. https://www.lemonde.fr/l-epizootie-de-grippe-aviaire/article/2006/02/25/un-elevage-a-versailleux-dans-l-ain-est-le-premier-a-etre-contamine-au-sein-de-l-union-europeenne_745170_685875.html
  4. CGEDD (2020). Les maladies transmissibles d’aujourd’hui et de demain, in Actes de la journée d’études du 12 mars 2019, « Santé des animaux, santé des hommes : quelles interactions ? ». Pour Mémoire, HS n° 30 – automne 2020 : 86-105.
  5. https://aoc.media/opinion/2021/01/06/les-animaux-malades-de-lindustrie/
  6. D’après les résultats de cette étude, parue dans World’s Poultry Science Journal, vol. 68, 2012 : https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1017/S0043933912000608
  7. Pour aller plus loin, voir l’article de Sylvie Berthier, « [Epidémies] Le porc de l’angoisse », Sesame 7, mai 2020 : https://revue-sesame-inrae.fr/epidemies-le-porc-de-langoisse/
  8. https://theconversation.com/de-leurope-a-lasie-le-role-cle-des-elevages-de-porcs-dans-lemergence-des-pandemies-155617?
  9. Fondés dans les années 1950 à l’initiative des services vétérinaires, les Groupements de défense sanitaire sont des organismes à vocation sanitaire reconnus par le ministère de l’Agriculture. Ils veillent notamment au bon état de santé des troupeaux et reçoivent une délégation de service public pour gérer administrativement les prophylaxies (prévenir l’apparition, la propagation ou l’aggravation d’une maladie).

Tags: , , ,




Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Back to Top ↑